L’entrée au Zimbabwe

Mardi, 20 novembre 1984 — Frontière Afrique du sud / Zimbabwe.

A six heures, les barrières se lèvent. Il faut sortir les papiers, passeports, carnets de passage des voitures. Apparemment, nous ne devrions pas perdre beaucoup de temps. Les tampons tombent sur nos feuillets, secs, bruts, propres. Des tampons qui font un joli bruit. Des tampons sans histoire. J’aime cette administration qui ne nous pose aucune question et nous renvoie de guichet en guichet, chaque fois plus proches de la sortie.

Puis c’est l’autre douane, juste derrière le panneau « Welcome to Zimbabwe ». Le baraquement n’a plus rien à voir avec les bureaux sud-africains. Cette fois, nous avons vraiment l’impression d’entrer en Afrique. La vraie Afrique. Avec des Noirs. Avec des murs crasseux mais qui sentent quelque chose, avec des tables bancales et rien pour s’asseoir. Avec surtout le sourire au coin des yeux et l’accueil chaleureux, même sous une casquette.

On nous signale que les « mêmes voitures » sont passées il y a quelques jours, sans aucun problème. Par contre, les formalités sont longues, très longues à remplir. Papiers jaunes, défraîchis, tampons usés, encre évaporée, cartes anciennes. Mais ici, Monsieur, nous avons une vraie administra­tion. Quel contraste avec ce qui se passe dix mètres en arrière !

Jean- Pierre passe la quatrième, dispersant des familles entières de babouins qui sautent dans les fossés. A dix heures du matin, la voiture est déjà très chaude. Dehors, le soleil tape. Il fait au moins 45° à l’ombre. Mon hématome au pied gauche enfle à vue d’œil. En général, l’idéal est d’y apposer des glaçons, mais comme ces derniers sont rares dans la région et que le plancher devient brûlant, je suis obligé de sortir ma jambe gauche par la portière droite, puisqu’on roule à gauche et que le volant n’est pas à droite ! Il fait aussi chaud dehors que dedans, mais qu’importe, c’est l’illusion qui compte ! Des dizaines de moustiques s’écrasent contre ma jambe, ajoutant un peu de rouge au jaune violacé qui a remplacé le violet jaunâtre.

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A Harare, l’ancienne Salisbury, nous faisons une « descente » au pied de l’hôtel pour « contrôler » l’état des équipages français et canadien. De dos, il est difficile de les reconnaître car ils sont tous penchés sur leurs moteurs encrassés par l’essence de mauvaise qualité. Le seul remède consiste alors à démonter le carburateur, revoir les filtres ou consulter le sorcier du coin.

Le soir, nous partons à l’ouest, pour le lac Kariba. Deux raisons avaient poussé Guy Garibaldi à faire passer le Raid au Zimbabwe. D’abord, la Chasse aux trésors s’y était effectuée dans de très bonnes conditions ; ensuite, les chutes Victoria constituaient un fantastique décor pour y planter nos tentes et garer nos voitures. Malheureusement, la sécheresse sévissant, les chutes avaient baissé de neuf mètres, modifiant singulièrement l’intérêt du parcours. Il s’était alors « rabattu » sur le lac Kariba, à la frontière zambienne, décor tout aussi étonnant.

La nuit est tombée, ne rafraîchissant même pas notre moteur qui manque de bouillir. Les phares jaunes illuminent un panneau sur lequel est dessiné un éléphant. Dans la lumière qui les surprend, des zèbres dérapent sur la terre rouge. Jean-Pierre est exténué. Nous roulons depuis quarante-huit heures, pratiquement sans avoir dormi. L’eau est chaude, le coca brûle, la poussière a déjà changé la couleur de la voiture. Mais ce trajet est extraordinaire : il sent l’Afrique ! Enfin, derrière une butte, l’entrée de l’hôtel Cutty-Sark. L’atmosphère est moite. En sortant de la voiture, nous sentons les chemises trempées nous coller à la peau. C’est génial, cette Afrique qui nous saisit d’un seul coup !

J’ai dû voir cette salle à manger dans des romans d’aventure : de puissants ventilateurs brassent l’air chaud, des trophées tapissent les murs, des insectes à la taille démesurée viennent se griller les ailes sur les ampoules dénudées. Les candidats achèvent leur steak d’antilope en se racontant leurs dernières rencontres. Les fronts perlent, les cheveux sont mouillés, les corps légèrement avachis. Les tropiques ont quelque peu grignoté l’énergie des plus farouches. Seul Guy bouge encore, s’enquiert du voyage, demande des nouvelles et me parle aussitôt des conditions de tournage d’après-demain. « Tu vas voir, c’est superbe ! Nous serons à côté du lac ! » Et puis, au bout de la table, Jean-Claude Freydier , le spécialiste des liaisons quatre-fils, est là, arrivé il y a quelques heures de Paris. Avec, dans ses valises, du courrier pour tout le monde.

Vers vingt-trois heures, je rejoins ma chambre qui donne sur le lac, dégage la porte d’une poignée d’insectes tous formats et m’allonge sur le lit, accompagné par la rafale sonore d’un climatiseur datant sans doute d’avant l’indépendance.

Alors, après une bonne douche prise sur les carreaux tièdes de la salle de bains, je peux ouvrir quelques lettres dont celle de Marie-Odile : « Ce matin, Fanny s’est réveillée avec un mot de plus dans sa boîte à vocabulaire. C’est : baiser, que j’ai pris d’abord pour Didier ; ou alors, c’était baiser Didier… Ton accident, je n’arrive pas à y penser. La vie paraît d’une trop grande fragilité pour qu’on puisse la laisser filer sans bouger. Je pense que tu as eu raison de partir et de prendre des risques… »

Ces lignes me réchauffent le coeur, portant la température ambiante à un degré élevé. L’obscurité envahit la pièce. Dehors, la nature chante et cent mille étoiles se sont allumées.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".