Nouvelles voitures et nouveau… permis de conduire!

22 février 1985

La piste est mouillée. Il pleut dehors.

Nous descendons la passerelle, pénétrons dans le hall d’entrée où s’alignent des guérites. D’abord, il y a ce silence, étonnant pour un aéroport. Les passagers font la queue, sans agitation, sans faire de bruit. Et puis le visage des gens. Leur peau jaune, les yeux bridés ; aimables, souvent courtois. Enfin, leurs habits : une grande uniformité les égalise dans des vestes vert kaki ou bleu foncé, surmontées de la casquette à l’étoile rouge. C’est comme dans les films, comme sur les photos. Je crois être en plein rêve !

Tandis que nous chargeons nos malles sur un camion dont les roues s’écartent à vue d’œil, les responsables du Service des sports nous accueillent avec un large sourire.

Notre nouveau mécanicien Platon, dont l’accent marseillais devient surréaliste au milieu de cette foule grouillante, imite de Funès, drague l’équipage de Télé-Monte-Carlo et fait de grands gestes, ce qui commence à étonner nos guides. Avec eux nous partons à l’hôtel réservé et préparé pour l’arrivée triomphale des quatorze sportifs.

Les rues sont grandes, larges, envahies de centaines de bicyclettes, de quelques camions et de rares voitures particulières. J’ai l’impression de n’avoir vécu que pour ce moment. Tout est nouveau, insolite, surprenant.

Le hall de l’hôtel de Canton est immense, plus encombré que celui de l’aéroport : des dizaines de Chinois s’y agitent dans tous les sens, au rythme d’une musique nasillarde, cherchent leurs bagages, attendent devant les ascenseurs desquels en sortent d’autres comme des bombes, changent de l’argent derrière les comptoirs, discutent par petits groupes en guettant d’autres Chinois empressés.

Première surprise de la journée : à peine arrivés devant l’hôtel, Platon, très excité, nous intime l’ordre de sortir tout de suite pour « voir les voitures dans la cour ». Effectivement, six « Acadiane » rutilantes y sont rangées dans un alignement parfait, prêtes à partir. Ce petit exploit, c’est le deuxième volet de la négociation entre les producteurs et les Chinois.

Une fois l’accord de principe obtenu, notre entrée en Chine posait un nouveau problème. D’abord la traversée était trop courte (trois semaines) pour y acheminer notre lot de voitures. Ensuite, dès notre arrivée à Pékin, nos voitures auraient dû être expédiées par avion-cargo jusqu’à Vancouver. Cette solution présentait deux inconvénients : elle était chère et risquait de faire arriver les concurrents sur la banquise bien avant les véhicules.

Entre-temps, le gouvernement chinois avait présenté sa facture : 100 millions de centimes pour traverser six provinces. Devant cette avalanche de bonnes nouvelles, Claude Hardy, un jour, remue sa boîte à idées. Il prend le premier avion pour aller voir Georges Falconnet chez lui, à Montpellier, et lui explique longuement le dossier avant de se lancer dans le vide :

  • Pour passer en Chine, nous avons besoin de nouvelles voitures. Et ces voitures, il faudrait les laisser sur place, en guise de dédommage­ ment. Cela pourrait faire baisser le coût de la traversée. Qu’en pensez-vous ?

Georges Falconnet n’hésite pas une seconde.

  • O.K., mais… nous leur donnerons des « Acadiane ». C’est moins cher…

C’est vrai, les Diane break sont moins chères. Elles présentent aussi un autre avantage qui va terriblement intéresser les Chinois : à l’arrière, elles sont équipées d’une banquette offrant deux places supplémentaires par véhicule, de quoi y asseoir… un guide et un interprète. De Vigo, en Espagne, où elles sont fabriquées pour l’exportation, les Acadiane sont parties pour Paris où des mains habiles les ont habillées d’un pare-buffles et coiffées du traditionnel phare de poursuite sans lequel il ne saurait y avoir de Raid.

Ensuite les six véhicules ont été expédiés sur Hong Kong, puis Canton. C’est émouvant et drôle de retrouver ces 2 CV améliorées : la suspension, le levier de vitesses, le bruit du moteur nous rappellent des souvenirs de vacances, au temps où nos maigres économies nous permettaient de rejoindre le bout de l’Europe sur des pneus rechapés et des sièges défoncés.

Deuxième surprise : après notre premier repas chinois pendant lequel j’ai eu beaucoup de mal à attraper des cacahuètes avec mes baguettes en plastique, un officiel nous invite à monter dans le bus stationné devant l’hôtel, pour une destination encore inconnue.

Je me rappelle que Pierre Godde m’avait parlé d’un éventuel permis de conduire à passer. « Une simple formalité » selon lui, en forme de visite médicale de routine. Pour nous plonger dans l’ambiance, le chauffeur nous sélectionne sa meilleure cassette : ni les chœurs de l’Armée rouge ni les chorales révolutionnaires, mais « sounds of silence » de Simon et Garfunkel. Le bus traverse la campagne aussi grise que le ciel, tandis qu’à l’intérieur, quinze personnes, le nez collé aux vitres, se demandent où va se terminer cette mystérieuse escapade.

Dès que nous arrivons dans la cour d’un bâtiment ressemblant étrangement au centre de Montlhéry, un Chinois radieux s’approche de nous en annonçant triomphalement :

  • Messieurs, nous allons passer le permis de conduire !
  • C’est obligatoire ? demande un petit malin.
  • Oui, sinon, vous ne pourrez pas rouler en Chine.

Dans la petite salle d’école glaciale, l’accueil est plutôt chaud. Des hommes tout de vert vêtus, chaussés de bottes, décorés de galons et médailles de toutes les couleurs, nous souhaitent la bienvenue au nom de l’amitié entre les peuples. Nous leur répondons au nom de la solidarité des conducteurs.

D’abord la théorie. Un monsieur très sérieux distribue à chacun de nous une double feuille sur laquelle s’alignent des rangées de panneaux. Certains sont tout de suite identifiables du style « Interdit aux chevaux » ou « Défense de klaxonner ». D’autres prêtent à confusion : par exemple ce panneau traversé d’une flèche et sous lequel j’ai du mal à écrire sa signification : sens obligatoire ? sens unique ? rangez-vous dans une file ?

Ces hésitations commencent à m’inquiéter. J’imagine le nombre d’acci­dents que nous allons provoquer si, dès le premier jour, nous prenons des stops pour des feux verts et les sens interdits pour des voies de dégagement.

Enfin, et c’est le pire : les panneaux sur lesquels est dessinée une inscription… en chinois ! Là, c’est l’horreur, et nous entrons dans le domaine dangereux et incontrôlable des suggestions et supputations en tout genre. Devant un panneau torturé par un signe à trois étages qui semble avoir la colique, Alexandre fait la moue et me regarde du coin de l’œil.

  • Qu’est-ce que tu en penses ?
  • Moi, je verrais bien un stop. Et toi ?
  • Ce n’est pas évident. Ce pourrait être un sens interdit…

Plus ou moins discrètement, les candidats, dont personne ne conteste qu’ils soient de bons élèves, retrouvent leurs vieux réflexes. Ils se passent des petits bouts de papier, font tomber leur stylo sous les tables pour communiquer, mettent souvent la main devant la bouche. L’internationale de la « pompe » n’échappe pas vraiment aux officiels, devenus entre-temps très sérieux.

L’épreuve suivante est pratique : dans quelques minutes nous allons conduire pour la première fois une des deux Acadiane amenées par Platon et un chauffeur depuis Canton. Dans la petite cour, les candidats plaisantent plus ou moins nerveusement. Je retrouve l’am­biance des examens qui fige les regards et crée de fausses complicités.

Benoît s’est assis au volant d’une voiture et répète l’ordre des vitesses, les Canadiens reluquent le frein à main, Roland raconte qu’à la question « Quelles précautions prendre avant de doubler ? », il a répondu « Aller plus vite que le véhicule qu’on dépasse ! » Christine et Guilène parlent de tonneaux, Alexandre et Philippe se remémorent leurs souvenirs de jeunesse. Tous rient, plus ou moins ouvertement, mais attendent avec une certaine anxiété les résultats de l’oral, redoutant une élimination honteuse.

Enfin, le résultat des courses est annoncé : pas de photographie à l’arrivée. Tout le monde est reçu ! Applaudissements, puis on passe vite à la conduite.

 

Un par un, nous montons dans les voitures. A ma droite, un examinateur. Derrière moi, un interprète et, à ses côtés, un guide officiel. Me sentant légèrement surveillé, et saisi par un silence de plomb, j’enclenche la première en y mettant les formes. Le mouvement est beau, très synchro, presque artistique.

Il n’est vraiment pas question de rater ce permis, à la veille de notre traversée « historique » de la Chine. Je réponds donc à la seconde aux ordres que lance, sec et précis, l’instructeur en veste bleue : « A droite ! A gauche ! Tout droit !… » Je fais donner les clignotants, appuie sans arrêt sur le klaxon, freine au moindre obstacle, essayant de convaincre le Comité central de l’excellence de ma conduite.

Le soir même, l’autorité suprême nous distribue un petit livre rouge : notre permis de conduire chinois, à l’intérieur duquel nous ne pouvons comprendre qu’une seule chose : notre photo… et encore…

Forts de notre succès, nous nous rendons au premier dîner officiel donné par les responsables de la province. Le banquet chinois n’est pas qu’un repas. C’est une institution. Un « must » pour tout voyageur avide de spectacle. Lorsque nous arrivons, les chefs de délégation nous font une haie d’honneur à l’entrée du restaurant.

Ensuite, nous nous asseyons dans une belle salle décorée de tapis rouges, et meublée de grandes tables, au centre desquelles se trouve un plateau tournant. Devant chaque assiette, les trois verres dont Pierre Godde m’avait révélé les usages plus ou moins avouables. Le grand pour la bière, l’eau, les sodas ou même le coca-cola ; le moyen pour le vin blanc ou rouge, des vins en général épais et sucrés ; enfin le petit pour les alcools chinois, le plus célèbre d’entre eux étant le maotaï, fabriqué dans le Guizhou à partir du sorgho.

De chaque côté de l’assiette : les inévitables baguettes. La fête peut alors commencer. Dans un même élan, les serveuses apportent boissons, alcools et plats. Les verres se remplissent, les plateaux tournent, les baguettes s’agitent, les Chinois décollent.

Le responsable de China sports service pour Canton est un homme délicieux. Sous ses cheveux courts et derrière ses lunettes, il cache une grande culture, un savoir étonnant, acquis au hasard des rencontres et des lectures. Quelques minutes après cette brève introduction, il se lève, prononce un discours de bienvenue, et lâche le fameux mot de passe chinois, celui qui, de Canton à Pékin, de Shanghai à la Mongolie colore les joues, dégèle les rapports et annonce la tempête. « Kampei ! », c’est-à-dire : « A votre santé ! »

Nous sommes tous debout, notre verre d’alcool de riz à la main et, dès le signal donné, buvons cul sec, avant de nous rasseoir dans une atmosphère déjà surchauffée. Les rapports changent, deviennent plus détendus, moins hiérarchiques. Les verres vides sont déjà pleins. Etant moi-même « un chef », je suis assis entre deux chefs.

Et en quoi consiste la mission de deux chefs chinois quand ils reçoivent un chef français? Lui faire goûter les plats, tous les plats, rien que les plats, qui n’ont en général rien à voir avec ce que l’on a l’habitude de manger dans les restaurants chinois en France, une nourriture qu’eux-mêmes appellent : la « western food ».

Mon voisin de gauche, dont les joues sont déjà très roses, me choisit les plus beaux morceaux de chaque plat qu’il dépose avec amour dans une petite assiette : poulet froid au sésame, nouilles à la farine de riz, poisson bouilli, épinards en soupe, porc doux-amer, canard aux piments, boulettes de viande, sans oublier le « concombre de mer », spécialité chinoise issue d’un croisement entre un poulpe et un concombre donnant le grand frisson pour l’éternité.

Tout cela arrosé de « kampei » généreux qui favorisent le rapprochement des hommes. A l’autre table, derrière nous, Gauthier et Platon approfondissent de leur côté l’amitié entre les équipages et les serveuses, hilares, dont les joues colorées trahissent une gêne tout asiatique.

Au fil des plats, je découvre les Chinois qui semblent être de bons vivants. Ils boivent, rigolent, fument avec une distinction toute naturelle. Vers 22 heures, les festivités se terminent par la remise d’un cadeau : une reproduction en liège d’un paysage chinois. La politesse veut que les invités se retirent en premier. Aussi, nous nous levons et saluons nos hôtes, en ayant l’intime conviction que ce banquet ne sera pas le dernier.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".