Une caravane de faussaires à la frontière indo-népalaise

Samedi, 9 février.

L’Inde, c’est déjà fini. Nous ne l’avons pas réellement vue. Juste le temps d’être troublé quelque part, car l’Inde est un choc.

C’est ainsi depuis trois mois. Nous n’arrêtons pas de passer comme des étoiles filantes, prenant tout sur notre passage, donnant rarement ; menant une aventure par procuration pour des millions de téléspectateurs invisibles.

Guy vient de s’envoler pour Katmandou, afin d’y préparer une étape encore plus courte, qui pourrait poser « quelques problèmes »…

En fin de matinée, Benoît et moi arrivons au poste frontière de Sonauli, symbolisé par quelques baraques et une barrière en mauvais état.

Nous nous arrêtons pour remplir les formalités, côté indien d’abord. A l’intérieur d’une maisonnette jadis peinte en jaune, trois bureaux avec, derrière eux, un chef qui nous parle de De Gaulle et de Mitterrand ; à côté de lui, un autre chef, silencieux celui-là ; et, arrivant deux heures après, le chef des chefs. Nos passeports criblés de tampons les intéressent, nos voitures les inquiètent, mais lorsque nous leur présentons nos listes de matériel rassemblées au moyen de grosses agrafes, le chef pâlit : « Vous avez tout cela dans vos voitures ? ».

La cigarette lui en tombe des lèvres. Il met une éternité à lire notre bible, la tourne et la retourne, la pose sur une pile, la retire pour la mettre sur le bureau vide qui est derrière, en parle à son voisin qui se lève et prend l’objet délictueux pour le commenter et l’abandonner définitivement sur une table. C’est sans doute la première fois que les douaniers voient un tel transport de biens passer devant leurs portes ! Le vieux chef soupire, lève les yeux et me dit :

  • Je veux bien vous laisser passer, mais je garde vos listes de matériel…
  • C’est impossible, monsieur le chef douanier, nous n’avons qu’un document par véhicule !
  • Alors, photocopiez-le !
  • Où est la photocopieuse ?
  • Il n’y en a pas.

Visiblement, le chef a dû mal dormir et veut nous garder un petit peu… Avec Gauthier et Benoît, nous cherchons rapidement une solution.

Accepteriez-vous que l’on recopie les documents, comme si c’était une photocopie ?

  • Oui, mais faites cela bien !

Benoît prend aussitôt une feuille blanche et duplique dans une calligraphie extraordinaire les noms de tous nos appareils, leurs numéros de série, leurs prix, sans oublier les tampons crénelés des douanes françaises, la signature du chef et même le pli original de la page de couverture. Une opération qui dure deux bonnes heures. De l’excellent travail. Les douaniers en sont époustouflés ! Nous sommes en train de faire des faux sous leurs yeux et ils les trouvent très réussis.

Ils regardent chaque page en éclatant de rire, louant au passage l’écriture formidable des Français, se passant de l’un à l’autre nos chefs-d’œuvre encore tout chauds. Ils rient, ils n’arrêtent pas de rire. Visiblement, cela leur plaît beaucoup ! Du coup, ils martèlent nos passeports du sceau indispensable pour faire passer sans encombre notre caravane de faussaires…

Côté népalais, les choses s’annoncent moins bien… Le chef, dont un œil part de côté, et qui semble toujours s’adresser à quelqu’un derrière moi n’a pas l’air ravi de me voir arriver dans son bureau.

  • Non, vous ne passerez pas ! me dit-il sèchement.

J’essaie de rire, de plaisanter, mais tout tombe mal. J’extrais de ma chemise usée une série de lettres officielles attestant non pas que nous sommes des faussaires, mais que nous faisons le tour du monde avec des voitures, et que, dans les voitures, il y a plein de trésors. Le chef douanier les regarde par politesse. Ce qu’il veut – et je m’y attendais -, c’est une autorisation des autorités népalaises de Katmandou. Je ne comprends pas très bien sur le moment pourquoi personne n’a été prévenu ici. Nouvelle tentative :

  • Notre avant-courrier est à Katmandou, je vous assure que votre gouvernement sait que nous arrivons !
  • Je veux une autorisation, rien de plus !

L’homme conclut ainsi le débat le plus court du Raid.

Il se lève, me regarde de travers et disparaît dans la petite cour. Pour la première fois, j’ai l’impression que nous allons avoir des problèmes à une douane. Dehors, des cars surchargés déversent des cohortes de passagers en transit, au milieu de gamins qui proposent glaces, bonbons ou cigarettes. Leurs petits gilets noirs, le chapeau, le pantalon blanc, les panneaux évoquent déjà le Népal. Et devant cette barrière baissée, je commence à rêver à Pokhara, à l’Everest et à l’Annapurna; je commence surtout à m’inquiéter du retard que nous prenons.

Ce n’est plus l’Afrique, ici nous n’avons que six jours pour boucler l’étape et enregistrer l’émission, ce qui est nettement plus court. Et après le Népal, il y a la Chine. La moindre journée de retard multiplie les conséquences d’une manière catastrophique, bouleversant les transferts en avion et les liaisons satellite, décalant les enregistrements et accroissant les coûts de production.

 

Ce douanier qui nous refuse l’entrée du Népal est à lui seul l’échec de notre émission. Pris sans doute de remords, le chef nous donne l’autorisation d’aller téléphoner au village de Sonauli, en territoire népalais. Avec Jean-Claude Freydier , nous sautons dans un rickshaw à pédales, en quatrième vitesse. De la poste, je réussis à intercepter Guy dans un bureau ministériel à Katmandou, qui essaie de me rassurer :

  • Pas de panique, tout est en règle à Katmandou, mais l’autorisa­tion n’a pas été envoyée au poste frontière. Un messager part tout de suite en voiture pour vous la donner de la main à la main !

Retour au poste frontière. Les rapports se détendent au fur et à mesure que la nuit tombe. Comme il faut tuer le temps, Jean-Claude et Gauthier arrachent deux topis aux douaniers, les petits chapeaux que portent tous les Népalais. Devant la barrière toujours fermée, ils demandent le passeport à chaque conducteur de voiture ou de camion. Certains sont très étonnés, n’osent pas croire à une blague, tremblent que le contrôle s’éternise. C’est que les douaniers n’ont pas l’air commode !

Bizarre également le tenancier du petit hôtel dans lequel nous décidons de passer la nuit. Une sorte de blockhaus très sombre où déambule un couple de routards, attendant sans doute une hypothé­tique autorisation. Il faut être forcément bloqué pour venir passer une nuit dans cette auberge frontalière où Hitchcock aurait bien niché quelques oiseaux et Buñuel assassiné deux ou trois bourgeois. Le patron louche et veut se faire payer tout, tout de suite. Le prix de la chambre, la poule qu’on lui commande pour le dîner, les bières que l’on espère, le petit déjeuner que l’on imagine pour demain.

Dans la salle à manger déserte, de grandes tables se côtoient, vides, faiblement éclairées par des ampoules qui pendent au bout de fils électriques dénudés. C’est là que Gauthier, Benoît, Jean-Pierre et moi attendons notre repas. Nous savons que le fils du patron doit courir côté Népal pour faire la peau à un volatile apatride à bout de souffle. En face de nous, le couple, sans doute anglais, plonge le nez avec délice dans une assiette de riz.

L’ambiance n’est pas franchement gaie dans cet hôtel qui semble avoir été abandonné. Gauthier remet à jour son carnet de dessins, Benoît essuie son assiette, Jean-Pierre et moi achevons encore une bière. Enfin, des rumeurs parviennent de la cuisine. Nous subodorons que l’engin volant a été capturé et compte ses minutes avec anxiété… Lorsque retentit un premier cri, nous n’avons plus aucun Joute. Le poulet hurle dans tout l’hôtel, semble même s’échapper, court sous les tables, se fait rattraper au passage. Une chaise tombe. Le volatile, complètement hystérique, continue de hurler. Un coup de couteau ou de hache fend alors la table, le poulet se débat de plus belle, agite les ailes sous les cris des tortionnaires, tandis que la fille du couple, végétarien sans doute, se met la main devant la bouche. C’est l’horreur !

J’imagine le patron qui louche essayant de viser juste, et me mets à plaindre quelques secondes ce poulet qu’une autorisation arrivée tardivement a condamné au suprême sacrifice. Le couperet achève toute discussion dans une agonie épouvantable, le couple se lève et sort de la salle.

Le lendemain, la fameuse autorisation atterrira enfin sur le bureau du chef.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".