La Terre des Aromates

La terre des aromates

Jeudi, 20 décembre 1984

Somalie : la « Terre des Aromates » pour les Romains ; la « Terre des Etrangers » pour les Arabes. La terre oubliée, pourrait-on dire aujourd’hui. Oubliée des grandes puissances qui n’y trouvent plus leur intérêt et laissent ces rivages à ceux qui ne savent même plus les exploiter, à force de l’avoir été.

Six cent mille kilomètres carrés, cinq millions d’habitants, l’un des cinq pays les plus pauvres du monde. Et qui doit supporter chaque jour le fléau de la guerre contre l’Ethiopie, à laquelle les Somalis veulent reprendre le territoire de l’Ogaden « injustement » attribué par la Grande-Bretagne à l’Ethiopie en 1948, devenu depuis le théâtre d’horribles combats. Plus de cinq cent mille personnes s’en sont échappées pour venir se réfugier en Somalie, venant, malgré eux, alourdir un peu plus la charge économique du pays.

La piste rouge a cédé la place à des lits de branchages et de ronces sur lesquels il faut manœuvrer sans erreur. Les virages s’enchaînent les uns derrière les autres, usant progressivement ce qui reste de forces dans les bras de René.

De temps à autre, nous nous arrêtons sous une tente de peau, pour échanger quelques mots, boire le thé brûlant au lait de chameau servi dans de petits verres par des femmes filiformes vêtues de tissus verts, jaunes ou bruns. Nous nous laissons gagner par l’immobi­lité, nous nous laissons prendre au jeu plaisant de l’espace et du temps qui traversent le désert.

Ce pays me plaît déjà, parce qu’il ne ressemble à aucun autre. Parce que nous sommes loin et seuls avec ces personnes si souriantes. Une image revient comme un leitmotiv : celle de ces points d’eau autour desquels chèvres et chameaux se concentrent. L’élevage est la première richesse du pays. Sans doute la seule aussi. Un cheptel de trente-sept millions de têtes, dont six millions de chameaux. La Somalie vit sur eux. 70 % des habitants sont des nomades. Nous les croisons, ombres en marche au pas cadencé, imprimant au désert le mouvement lent de sa respiration.

La halte à Kisimayo ressemble à une image jaunie par les années, aux voiles soulevés par les tempêtes. L’hôtel domine la mer. C’est un ensemble de pavillons circulaires très « rétro », dans lesquels le vent s’engouffre en musique.

Il est désert comme un palais abandonné, à peine troublé par des ombres lasses. Les hommes sont allongés là-bas, sous l’arbre géant. Les rideaux déchirés ondulent à peine ; un robinet fuit dans la salle de bains silencieuse et fraîche. Il y a de l’eau aujourd’hui. C’est jour de fête.

Sous l’auvent, les canapés de cuir rouge, serrés les uns contre les autres, attendent encore les voyageurs épuisés, dans un alignement parfait. Personne n’a dû venir ici depuis des lustres.

Je m’assois. En bas, la mer scintille, encore plus bleue que le ciel. Du fond de la salle à manger déserte, au plafond de laquelle s’agite une dizaine de ventilateurs, un homme apporte un verre de « spermouth », ce jus de pamplemousse au goût si particulier. La réverbération fatigue les yeux. La chaleur est accablante.

J’entends encore les sons colorés de ces soirées luxueuses, quand la colonie en robes longues venait danser au nez des portiers, insouciante et gaie, rapportant de la Rome lointaine des histoires que l’on se raconterait de père en fils. J’entends encore leurs conversations de qualité, le bruit des cuillères d’argent, celui des lèvres qui se brûlent en aspirant le thé à la cardamome. L’empire de l’éclat a laissé place à la beauté des choses défaites, caressées par les vents, parsemées d’espaces inoccupés dans lesquels s’engouffre la nostalgie des regards et des lumières violentes.

Ces gens sont devenus riches de leur beauté soudaine.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".