Taqora, le marché aux voleurs de Lima

Méconnaissable Lima. Elle avait été fondée par Pizarro en 1535 pour être la capitale de toutes les possessions espagnoles du continent. Lima n’a jamais été belle, mais c’était une cité élégante, celle des vice-rois et des soirées éclatantes. C’est en tout cas ce que disent les nostalgiques des temps faciles. Lima a changé. Mais je l’aime bien telle qu’elle est aujourd’hui. C’est un marché ouvert permanent. Par milliers, ils sont descendus des Andes, quittant leur maison, leur famille, leur cadre de vie pour aller chercher du travail « en bas », gagner un peu d’argent et manger à sa faim. Le tiers de la population péruvienne s’y est agglutiné. Sur un bout de trottoir qu’ils gardent même la nuit, ils étalent deux ou trois bricoles à vendre. Peignes, tis­sus, cigarettes, fruits, légumes. Vendeurs de journaux et cireurs de chaussures se disputent le passant à coups de slogans racoleurs. Sans oublier les innombrables changeurs de monnaie qui se précipitent sur votre voiture, calculatrice à la main, pour troquer quelques soles défuntes contre du bon dollar. C’est cette économie parallèle qui permet à deux habitants sur trois de survivre. Les revenus ont baissé de 40 % pour les employés, l’inflation claironne à 200 %.

Ce qui est le mieux partagé à Lima, c’est la désillusion. Pas étonnant dans ce contexte que les vols se multiplient : sur la place San Martin, là où se rassemblent les orateurs et les saltimbanques, Gauthier n’applaudit plus. A peine arrivé, on vient de lui arracher sa montre. Une horde de gamins insolents nous entourent, reluquant le matériel photo avec un plaisir non dissimulé. Ils nous suivent dans la rue en multipliant les manœuvres de diversion, évaluent nos poches en essayant de deviner des portefeuilles rebondis, des chaînes en or ou en argent. S’ils pouvaient nous déshabiller sur place, ils le feraient. D’ailleurs, je pense qu’ils n’en sont vraiment pas loin et que personne ne s’en étonnerait, tant leur misère est grande. Beaucoup sont équipés de lames de rasoir qui leur permettent de sectionner votre sac, sans faire de bruit, vous transformant en Petit Pouces malgré vous. La tension monte. Nous plongeons dans un taxi jaune qui nous arrache à la meute d’enfants, mettant fin à ce qui aurait pu être une très belle séquence du récit-étape. Leur comportement est dur à admettre pour un Occidental, mais il faut reconnaître qu’avec nos sacs, nos caméras, nos habits, nous sommes, malgré nous, de véritables provocateurs.

Aussitôt, je propose à Gauthier d’aller voir à Taqora si par hasard sa montre ne s’y trouverait pas. Taqora, c’est le marché aux voleurs. Lorsqu’ils nous voient arriver, encadrés par trois policiers, mitraillettes au poing, les « vendeurs » nous regardent méchamment. Ils doivent nous détester, au moins pour deux raisons : d’abord nous sommes des Blancs, des « gringos » ; ensuite nos amis sont policiers et ce ne sont pas « bonnes relations ». Avec leur mine patibulaire, ils suivent d’un oeil soupçonneux le moindre de nos déplacements, évitant d’être filmés par notre caméra. Ici, tout ce qui est vendu a été volé et vous êtes à vous seul un étalage ambulant. En tête du hit-parade : les accessoires de voiture : phares, essuie-glaces, clignotants, essieux, pneus, rétrovi­seurs, sièges, housses, leviers de vitesse. Puis le sanitaire : conduites d’eau, robinets, sièges de W.-C. ! Bidets, baignoires. Plus audacieux : les lits, les bureaux, les machines à écrire, les armoires, les réfrigéra­teurs. Enfin, plus déroutant : ceux qui ont volé des tricycles pour enfants… et des fauteuils pour handicapés. Tout cela se fait au grand jour. Ici, on est voleur de père en fils. Je décris à un vendeur la montre volée de Gauthier. Il m’écoute sagement, réfléchit, et souhaitant visiblement satisfaire sa clientèle, me dit, triomphal : « Revenez demain, nous l’aurons ! »

Dans le hall de l’hôtel, Guy et moi commençons à élever la voix. Le rythme que nous avons depuis notre arrivée en Amérique latine est si élevé que nos nerfs commencent à en subir les effets. J’ai très envie de monter une nouvelle fois dans le plus haut train du monde qui relie Lima à Huancayo. Pour l’avoir filmé pendant ma course, je sais qu’on pourra tourner des vues fantastiques à flanc de montagne, sur des pentes dominant des précipices impressionnants, au-dessus des ravins, en traversant les cités minières. Ce train, je le veux, je le désire. C’est un film et un pèlerinage en même temps. Guy est furieux que je ne l’écoute pas :

  • Je te dis que le train de voyageurs est en panne. Ils l’ont transformé en train de marchandises parce qu’il y a des denrées périssables à acheminer d’urgence dans l’altiplano.
  • Mais ce sont les voyageurs qui sont intéressants, ce sont eux qui font la vie de ce train, Guy !

Les deux filles que nous avions rencontrées ce matin et à qui nous avions dit de passer nous voir à l’hôtel arrivent, toutes pimpantes, robes longues Cacharel et rouge aux ongles. Elles s’assoient sans dire un mot et baissent la tête devant ce tir croisé d’Exocet.

  • Didier, ne sois pas bouché. Il n’y a pas de train. Il n’y a rien. Tu comprends, ou pas ? On ne va quand même pas en importer un de Paris !

Je ne sais pas pourquoi, mais je m’entête. J’en ai assez de ces prévisions qui tombent les unes derrière les autres, de ces minutages qui se raccourcissent d’heure en heure ! Après-demain, c’est déjà l’émission et si cela continue, nous n’aurons jamais cette séquence à laquelle je tiens tant, parce qu’elle symbolise tous les problèmes du Pérou.

D’un ton, je l’avoue… dictatorial, je conclus l’acte d’un :

  • Eh bien, il faut rouvrir cette ligne pour le Grand Raid !

Les filles repartent sans avoir dit un mot. Guy se lève, tourne les talons, et je reste sur une chaise comme un contrôleur… après le départ du train.

avatar

Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".