Sur une île flottante du Titicaca

A cinq heures du matin, une barque nous emmène sur l’île des Uros, au milieu du Titicaca. C’est une véritable mer intérieure, quatorze fois grande comme le lac Léman. Mais le lac navigable le plus haut du monde (3 812 mètres) s’évapore d’année en année. A cette hauteur, en effet, l’atmosphère qui protège des rayons du soleil est moins épaisse et les nuages, rares, ne sont pas des filtres efficaces. Le soleil se lève en surprenant des pêcheurs qui glissent sur les eaux très bleues du lac à l’aide de petits bateaux faits à partir de totora (sorte de joncs séchés). Ce sont les descendants métissés des Uros, une population qui a toujours vécu à l’écart et qui refusait de s’intégrer à la vie des occupants successifs de l’altiplano. La petite histoire raconte que les Incas les méprisaient tellement qu’au moment de lever les impôts, ils leur demandaient d’être payés avec des poux, signe suprême du dédain dans lequel ils les entretenaient.

Apparemment, les Uros ne sont plus ce qu’ils étaient. Du peuple de pêcheurs qui avait fait la réputation du lac, il ne reste que quelques familles qui habitent en ville et viennent vendre leurs histoires aux touristes. Belle revanche des Uros. Ce sont eux aujourd’hui qui lèvent les impôts à chaque photographie que l’on prend d’eux. Signe le plus évident de la pénétration occidentale : les chansons que les écoliers entonnent dès notre arrivée. Elles n’ont rien à voir avec l’incantation au dieu Soleil pratiquée par leurs ancêtres. Leurs rites ? « Frère Jacques, frère Jacques », « Meunier, tu dors».

Au milieu du lac Titicaca, à des milliers de kilomètres de Paris, j’avoue que la scène ne manque pas d’insolite. Sur les joncs dans lesquels je m’enfonce à chaque pas, les femmes aux petits chapeaux ronds et aux nattes si bien tressées cousent des broderies en faisant de l’œil aux gringos, tandis que les niños jouent au football avec un ballon tout neuf.

Avant de repartir de cet endroit si beau mais « gravement » contaminé, je veux absolument faire un travelling sur les pieds d’un enfant qui s’enfoncent dans les joncs lorsqu’il avance. Je filme une fois, puis deux et tente une dernière prise. Comme je ne regarde pas où je vais, je disparais soudain dans la vase épaisse, sans pouvoir prendre appui sur quelque chose de solide. C’est épouvantable ! Je me débats, disparais d’un seul coup sous le niveau de l’île, la caméra vole en l’air et plonge dans l’eau en décomposition ; tout ceci sous l’œil amusé des Uros qui en ont vu d’autres depuis les pitreries des conquistadores ! Jean-Claude coule, lui aussi, sans dire un mot. Tandis que je me fais à l’idée de rejoindre les « anciens » quelques mètres sous mer, et commence à mâchonner la totora, je sens enfin une main charitable saisir la mienne, m’extraire lentement de ce magma infect, me déposer à nouveau « sur terre », de la boue jusqu’au nombril. La caméra, par contre, a subi un test de plus et va rejoindre sans aucun doute la malle des objets hors service…

Sur le bateau, entre deux sourires moqueurs et trois commentaires bien sentis sur « la prod qui coule », je pense à la suite des événements : les concurrents sont-ils arrivés à Puno, sont-ils prêts à partir dans quelques heures pour la Bolivie ?

Devant l’hôtel, les voitures sont bien là. Tous les raiders ont le nez dans les moteurs, mais je vois tout de suite qu’il en manque une.

Alain Margot s’approche en bégayant trois fois plus que d’habitude. A chaque fois qu’il parle, je ne peux m’empêcher de rire, non pas parce que je me moque de lui, mais parce qu’il est irrésistiblement drôle et sympathique.

  • Je, je suis tom… tombé en papa… pa… panne à Are… Are… Arere … Arequipa. Je penpense queque… que… c’est le pon… pon le pont avant qui est cassé.
  • Et alors, où est la voiture ?
  • Je l’ai lai… laissée dans un ga… ga… ga… rage.
  • Quoi, tu l’as abandonnée à Arequipa ? Mais vous êtes complète­ment dingues ! On ne fait jamais ça !

Je suis fou de rage, tout en comprenant leur attitude : vu de leur côté, il fallait aller vite pour rejoindre l’étape, donc ne pas perdre de temps. Ensuite, ils n’avaient aucun moyen de me contacter sur la route. Mais vu du côté production, plusieurs choses sont difficiles à avaler. D’abord, les mécaniciens et moi trouvons qu’abandonner un véhicule est une faute grave. La voiture, c’est le bien le plus sacré que puisse avoir un pilote. Il doit le conserver coûte que coûte.

Deuxièmement, la Visa est à Arequipa, c’est-à-dire au pied des Andes, au bas de ce gigantesque mur que le camion a eu tant de mal à franchir. Les mécaniciens vont devoir faire machine arrière.

Troisièmement, les équipages ont traîné sur la route, accumulant le retard et nous plongeant dans une véritable course pour rejoindre la Bolivie avant l’émission, après-demain.

Frédéric et Denis sont déprimés, énervés. En recomptant les voitures, je m’aperçois qu’il en manque une seconde. Roland, qui n’a plus ses tongs aux pieds mais toujours sa boucle d’oreille, me raconte la suite du feuilleton.

  • Francis n’était pas loin derrière nous, mais dans la montée des Andes, nous l’avons perdu de vue !
  • Très bien, quoi d’autre encore ?

L’immense Philippe Raymakers se penche alors vers moi pour me dire que la voiture d’Antenne 2 et la sienne présentent quelques signes de fatigue. Dans l’allégresse générale, nous fonçons vers Desaguadero , le poste frontière bolivien qui se situe à une soixantaine de kilomètres, au bout du lac Titicaca. Une dernière fois, dans le soleil couchant, les lamas nous saluent de leur allure un peu fière.

A Desaguadero, le douanier péruvien ne veut rien savoir. Sous sa belle casquette verte, il nous dit de son air martial de militaire à la retraite :

  • Ici, messieurs, ce n’est pas la douane. Les tampons se font à Puno !
  • Mais nous en venons !
  • Eh bien ! justement, il faut y retourner !

Je crois que le Raid va faire demi-tour au Pérou. Pendant que Jean- Claude et Georges appellent Puno d’un petit café, nous élaborons avec nos mécaniciens un plan de bataille pour sauver la voiture suisse de l’ennui.

  • Il est hors de question que le camion réparé il y a deux jours redescende et remonte la chaîne des Andes au risque de définitivement casser. Par contre, ce que vous pouvez faire, c’est mettre les pièces de rechange dans une voiture avec laquelle vous irez à Arequipa. Une fois le véhicule réparé, chacun de vous se mettra au volant d’une Visa et montera vers La Paz.
  • Le problème, dit Denis, c’est que nous ne savons même pas la nature de la panne. Si une fois à Arequipa, nous nous trouvons devant os, ce sera vraiment une catastrophe.
  • Mais tu n’as pas une petite idée ?
  • Si, je pense que ce doit être le pont qui a lâché.

Dans les dernières lueurs du jour, sur les bords du lac Titicaca, Alain Margot valse avec sa caméra, Denis, Gauthier, Frédéric et Jean-Claude vident le camion devant une assemblée de frontaliers, Christine prépare sa voiture à recevoir les caisses à outils et Georges me fait le compte rendu du coup de téléphone à la douane de Puno.

  • Je leur ai tout expliqué : le Raid, le pourquoi, le comment, les impératifs, la liaison après-demain, les rendez-vous à La Paz… Un douanier viendra ce soir avec le fameux tampon… si l’on se montre compréhensif avec lui…

Christine glisse discrètement quelques fruits sous le tableau de bord. Denis et Frédéric, qui ont roulé depuis trois jours, nous quittent à la nuit, direction Arequipa. Ils vont refaire tout le trajet à l’envers : 300 kilomètres de haut en bas et de bas en haut ! Au même moment, Francis arrive en klaxonnant. Il est excité comme tout : « Vous m’avez lâché, les gars ! J’ai crevé en pleine montagne ! Heureusement qu’un missionnaire a pu me dépanner ! »

A 23 heures, le douanier miracle apparaît, le tampon à la main. Dans l’obscurité, il nous faut courir derrière le fonctionnaire qui est déjà parti dîner dans le boui-boui du coin tandis que je m’époumone devant son collègue pour qu’il remplisse les feuilles jaunes, puis les vertes, puis les bleues, avant d’oblitérer nos passeports. L’homme à moustache plaisante avec le grand maigre à casquette rouge. Ils font traîner les choses, veulent de l’argent. Un troisième me propose d’échanger sa Volkswagen pourrie contre notre voiture.

Le Pinz ayant été abandonné par les mécaniciens, c’est à Alain Margot qu’incombe la responsabilité de le conduire, puisqu’il l’a déjà fait en Suisse… Seulement, le petit problème, c’est qu’il a oublié la première leçon intitulée « Comment faire démarrer le Pinz »… Avec Jean-Claude, il démonte l’avant, sans résultat. Au bout d’un moment, les douaniers péruviens nous demandent de passer côté Bolivie, parce qu’ils vont abaisser la barrière. Alors, à plus de 3 000 mètres d’altitude, nous poussons les quatre tonnes du Pinz, sous le regard de plus en plus circonspect des douaniers.

En face, le poste frontière ressemble plutôt à… un night-club. Les bureaux sont envahis de fumée de cigarettes, des femmes lascives émergent du fond d’une pièce, une bouteille à la main, des hommes titubent et manquent de tomber sur un transistor qui pleure. Cette douane semble originale, et je me dis qu’ici, les choses vont aller très vite.

Le chef nous reçoit derrière son bureau, à côté d’un grand drapeau bolivien qui se tient droit et fier. Apparemment, il n’a pas échappé à la règle : les yeux ravinés par les assauts de l’alcool, il empeste le whisky jusqu’au Pérou. Son premier mot d’accueil mal articulé est plutôt réfrigérant : « Vous ne passez pas ! » dit-il en sortant du fond du troisième tiroir gauche un énorme livre qui ressemble à la Bible. Longuement, en zigzag, son doigt court maladroitement sur des articles jaunis, vestiges poussiéreux d’une loi oubliée de tous, mais ressortie pour les caméras du Grand Raid. Ou quand « la casquette fait le pouvoir »…

Nous sommes exténués, à bout de force, énervés par ce cinéma qui dure et dure encore de longues minutes. A lui seul, cet homme complètement saoul tient le Raid en échec, et cela a quelque chose de soudain révoltant. La discussion monte d’un ton, les rapports se durcissent.

Derrière la vitre, les femmes se trémoussent, les hommes boivent, et nous, nous évoquons je ne sais quel édit du XIIIe siècle qui interdit aux raiders d’entrer en Bolivie !

Le monologue s’éternise, les menaces se multiplient : « Le président va intervenir ; le gouverneur va vous faire mettre en prison ; nous allons alerter la presse internationale ! » Rien n’y fait. Sauf la photographie au flash prise par Gauthier sous le nez du chef douanier qui, dans un dernier sursaut de lucidité, échange le passage du Raid contre le rouleau de pellicule stratégique ! A quoi tient le Raid !

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".