Sur les traces de la Croisière Jaune

Mercredi, 13 mars.

Le chauffeur me raconte que c’est la seule construction humaine qui puisse se voir de la lune. Je le crois sur parole parce que je n’ai pas les moyens de vérifier. Dans la CX noire qui sort de Pékin, la conversation roule sur Platini, la contraception, le divorce. J’écoute d’une oreille distraite car je rêve à la Grande Muraille vers laquelle nous fonçons. Deux siècles avant Jésus-Christ, l’empereur Kuinshi Huangdi imagina de construire un rempart qui protégerait la Chine des attaques des barbares venus du nord. On mobilise pour cela 300 000 hommes pendant une dizaine d’années, pas de quoi freiner dans leur élan les hordes sauvages de Gengis Khàn.

Soudain notre chauffeur pointe le doigt vers le ciel. Le serpentin sillonne la montagne dans tous les sens. Devant nous, terriblement impressionnante, la Grande Muraille de Chine. Immobile, sortie du temps. Splendide sous le soleil jaune. Equipés de l’indispensable bonnet à oreillettes fourrées que des petits vendeurs proposent au pied du monument, nous en escaladons les rampes. Le froid est saisissant, l’air pur et sec. C’est un moment extraordinaire.

Après sa destruction partielle, le rempart avait été restauré. En l’an 1500, il s’étendait sur 12 700 kilomètres et, à l’époque coing, ne comptait pas moins de 20 000 tours de garde. Aujourd’hui, trois points seulement sont en état, nos avant-courriers n’ayant pas eu le temps de restaurer l’ensemble avant notre arrivée. Pour une fois, nous avons un peu de temps à consacrer à la découverte du pays que nous traversons. Privilège rare que nous n’avons pas souvent connu depuis notre départ, étant continuellement absorbés par les multiples contraintes de l’émis­sion. Je filme dans tous les sens, conscient de la rareté du moment.

A l’ombre de ces pierres et à quelques kilomètres seulement, d’autres boutiques annoncent « une curiosité touristique » : ce sont les tom­beaux des Ming. Certains sont restaurés : on y accède à grand renfort de flèches, de panneaux, de circuits organisés : on y découvre aussi des affiches sur lesquelles il est précisé ce qu’on aurait pu faire avec l’argent « royalement dépensé » pour la construction de ces « frivolités ». Du style : trois hôpitaux, dix écoles et trois ans de nourriture à trois millions de gamins. « Ne faites pas comme ces vilains empereurs ! »

D’autres tombeaux, par contre, se cachent dans des endroits reculés derrière la broussaille. Ils sont là, oubliés, silencieux et tellement beaux. De petits portiques à tuiles jaunes s’effritent sans faire de bruit, la mousse ronge les murs de couleur pourpre, les chemins de ronde s’affaissent, les pierres glissent sous nos baskets lisses, et notre voiture devant ces petits temples ressemble à une affiche publicitaire. L’en­droit est riche de sa sérénité, et personne ne vient reprocher aux Ming de continuer à dépenser le luxe infini des dynasties puissantes. Douze empereurs sont morts, poursuivant leur attente immobile et sacrée. On imagine la Chine du XVe siècle, les plafonds verts et dorés, les fumées d’encens, la splendeur des rites.

Je veux absolument filmer le « Chemin des âmes ». C’est une route belle, droite, bordée de chaque côté par vingt-quatre statues d’éléphants, de lions, de chameaux, de chevaux et de mandarins, devant lesquelles passait le cortège impérial. Leurs yeux de pierre, immobiles, accompagnaient l’empereur vers sa dernière demeure.

Ces statues, je les ai vues hier à l’ambassade de France, lors de la projection du film «La Croisière jaune». Sur les images noir et blanc de la pellicule rayée où l’on devinait l’arrivée triomphale des aventuriers à Pékin, les statues étaient là, à la même place, dans leurs positions figées. En les filmant aujourd’hui, je veux établir une sorte de lien, un raccord, pour évoquer cette fabuleuse aventure qui avait passionné le monde entier. D’avril 1931 à février 1932, une quarantaine d’hommes et quatorze automobiles à chenilles Citroën avaient relié la Méditerranée à la mer de Chine, en suivant les traces de Marco Polo sur la route de la soie, dans des conditions inimaginables.

Pendant leur traversée de l’Himalaya, les membres de l’expédition avaient dû démonter leurs véhicules pièce par pièce, et les transporter sur les sommets neigeux du toit du monde. Sur les images, on les voyait porter un volant, une roue, un morceau de moteur, épuisant leurs dernières forces pour réaliser leur pari, et avec quelle audace !

Ils avaient dû traverser le désert de Gobi et l’Afghanistan en révolte, le Sin Kiang en dissidence et la Chine en guerre, parcourant au total 12000 kilomètres. L’expédition avait atteint son but, elle avait aussi coûté la vie à son chef, Roger Haardt, qui mourut d’une double pneumonie à Hong Kong, quelques mois plus tard. Ce qui avait fait dire à André Citroën : « L’homme est mort. L’œuvre reste. » Il avait perdu un ami, mais le pari était tenu.

Pour tenir un pari, l’aventurier n’avait reculé devant rien. Ni devant les privations, ni devant la fatigue, ni devant l’excès de vivre qui vous conduit insensiblement à la mort. De tout temps, pour une idée ou un rêve, pour un défi ou une folie, les hommes se sont levés tôt le matin, renonçant à tout pour aller chercher ailleurs les raisons de se sentir bien chez eux.

En revoyant ces images, en pensant à cette odyssée extraordinaire grâce à laquelle nous sommes là aujourd’hui, je me dis que cette continuité dans l’aventure est rassurante. L’aventure ne s’exprimerait donc ni en moyens financiers, ni en moyens techniques, ni en termes d’époque ou de mode ; elle dépasserait aussi les résultats premiers pour lesquels on la tente. Car, derrière le sommet conquis, la traversée réussie, le gouffre exploré, le plus important reste cette porte ouverte que les aventuriers veulent se garder sur d’invisibles jardins secrets, ceux qui ne se cultivent qu’en silence, en leur donnant le goût de vivre, pour la beauté des gestes et l’accord de l’esprit. Une conquête éternelle et gratuite de ce qu’on ne peut voir, ni compter ni évaluer, qui ne porte pas de nom mais offre à chacun les rêves dorés et indispensables qu’il ne pourra jamais vivre.

L’aventure continue. Cinquante-trois ans après, nos voitures ont traversé, elles aussi, le continent chinois. Huit mois de voyage sans doute, 45 000 kilomètres au total, de quoi laisser rêveurs les éléphants et les chameaux de pierre.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".