Serge est vivant

Mardi, 1er janvier 1985.

Cinq heures. Nous n’avons pas la gueule de bois. Le jour s’est levé sur le camp silencieux. A l’hôpital, la lampe est éteinte. Le groupe arrêté. Serge est vivant. Son œil complètement gonflé est de toutes les couleurs. Il a vomi. Christine est là, très belle dans son dévouement de tous les instants. Elle ne s’est pas reposée une seule seconde et garde la force de sourire. Nous sommes heureux, peut-être parce que le plus dur est passé. Aujourd’hui, les choses vont se décider.

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Je regarde la carte : il reste 1 100 kilomètres jusqu’à Hargeisa puis les fameux 450 kilomètres de piste jusqu’à Djibouti où nous enregistrons samedi ! Autant dire qu’il ne faut plus perdre une seule seconde !

Je rassemble les troupes. Nous saluons Christine et Pierre qui vont s’occuper du rapatriement de Serge. Vers quelle destination ? Personne ne le sait. Nous nous séparons, tristes et malgré tout confiants, avec la gorge qui se serre et nos regards un peu fragiles donnant des rendez-vous lointains.

Il y a eu bien sûr quelques discussions, l’escorte a traîné, mais enfin, nous roulons. La route chinoise est de bonne qualité. Seuls quelques arrêts ralentissent la moyenne.

D’abord un homme seul jaillit d’un bosquet pour attaquer notre camion d’essence. Il est armé mais, en contre-jour, il n’a pas pu distinguer les militaires assis sur le toit. Ceux-ci bondissent aussitôt, l’encerclent en armant leurs fusils. Mau­vaise opération pour ce que nos guides appellent : « un déserteur de l’armée ». Pas de longs discours pour une fois, juste quelques bons coups de crosse qui terrassent le rebelle au fond de la Land.

Ensuite, à Burao, nous attendons une fois encore notre camion d’essence. Selon l’opposition qui émet d’Éthiopie c’est ici qu’une vingtaine de notables ont été tués par les forces gouvernementales. Des Français aussi auraient été tués, mais par les Éthiopiens cette fois-ci. Le paysage est plat, superbe, brûlant, désert. Le convoi se détache du décor. Nous sommes visibles de loin. Nous avons l’impression étrange d’être seuls. Instinctivement les pieds écrasent les pédales d’accélérateurs. Il n’y a qu’une chose à faire : foncer tout droit, sans s’arrêter. Surtout, ne pas s’arrêter. Cette fois les kilomètres défilent sur le compteur, l’horizon disparaît dans le rétroviseur. Au volant, Jean-Pierre est calme. Personne ne parle. La présence de nos quatre militaires nous paraît soudain dérisoire.

Il faut que je négocie encore et encore pour aller plus loin, c’est-à-dire jusqu’à Berbera, au nord. Les militaires et un certain « de Gaulle » qui commence à se faire remarquer ne se laissent pas facilement convaincre, préférant parsemer le parcours de nombreuses pauses café, ou thé plus exactement.

Le col qui précède la descente sur Berbera est superbe. En pleine montagne les nuages noirs accrochent les sommets, dévoilant à peine la mer qui s’annonce en bas. Pour la première fois depuis notre entrée en Somalie, nous dominons le paysage. Enfin, nous arrivons à Berbera pour coucher dans la cour du palais du gouverneur. Nos oreilles bourdonnent encore de cette course effrénée à travers le désert. A minuit nous nous écroulons, saoulés, noirs de crasse, en pensant tous à celui qui ne nous a pas suivis, et dont nous aimerions tellement avoir des nouvelles.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".