Serge entre la vie et la mort

Lundi, 31 décembre.

A cinq heures, tout le monde est debout. Enfin presque. Il y a les éternels retardataires, ceux qui mettent du temps à plier leur duvet ou à regarder leur montre. Gauthier admire encore le ciel, mais les étoiles sont parties, Serge dort comme une masse, Benoît se lave les dents, Roland cherche ses tongs et Christine propose un petit déjeuner clefs en main. Les militaires ne s’affolent pas. Pourtant, la montre tourne. Nous avons déjà perdu beaucoup de temps avec cette Land qui n’avance pas. Je me demande d’ailleurs s’ils ne le font pas exprès pour nous forcer à les prendre dans nos voitures. Je suis sûr qu’elles les tentent ! Enfin, le convoi démarre… à faible allure, mais nous roulons. Le dernier jour de l’année sera le plus long.

La Land commence à donner à nouveau des signes de fatigue. Au bout de vingt kilomètres, elle s’arrête. Je bondis de la voiture : « Que se passe-t-il ? » Le chauffeur est désemparé. « Le moteur chauffe beaucoup… » Il n’y a aucun signe d’énervement chez les militaires qui regardent le moteur comme s’ils le découvraient.

– Kilomètre 100 : nouvel arrêt. La Land fume de tous les côtés. Les militaires en sortent, affolés. Radiateur cassé. Une heure perdue.

– Kilomètre 255 : notre voiture zigzague en ligne droite, complète­ment déstabilisée. Cette fois, ce sont les amortisseurs qui sont cassés.

– Kilomètre 353 la caravane passe, les chameaux se taisent.

– Kilomètre 420 la Land tombe en panne d’essence. Il faut donner aux militaires cent cinquante litres. Mais nos provisions sont calculées au plus juste. Rendez-vous à l’arrivée…

Enfin, vers onze heures, le village de Galcaio émerge du désert. Nous arrivons, énervés par cette balade de santé qui consiste à encadrer et assister ces militaires dont je me demande si les fusils sont réellement chargés. C’est ici que nous aurions dû arriver hier. En ordre « militaire », nous nous rangeons dans la cour du quartier général de la police. Cette fois, c’est la pause dominicale : il faut réparer la Land !… Et ce plateau de Djibouti qui commence à se rapprocher ! Une heure passe, puis deux. Le capot est toujours levé. Les mines sont de circonstance…

La dose est atteinte. Nous décidons de partir avec le camion d’essence et un ou deux militaires. « Dès que la Land sera réparée, elle recollera au convoi ! »…

Enfin, nous roulons. Le désert n’a pas bougé d’un cactus. La chaleur brûle nos voitures. Soudain, dans mon rétroviseur gauche, je ne vois plus rien, plus personne. Ou plutôt, si… « cette masse noire… Nom de Dieu! il y a eu un accident ! »

Je freine, mords sur le bas-côté et fais demi-tour, en ayant peur de ce que nous allons découvrir :

  • Ce n’est pas possible… Dites-moi que ce n’est pas vrai… Dites- moi que cela ne va pas recommencer !

Alors que nous approchons, j’aperçois quelqu’un allongé par terre…

  • Merde, il y a un blessé ! Qui est-ce ?…

C’est Serge Goriely. Il est sur le dos, sans bouger, les yeux fermés.

Du sang s’échappe de son crâne… La Visa est couchée sur le côté, dans un sale état. Christine, penchée sur le candidat belge, appelle

  • Serge !… Serge !… Serge !…

Aucune réponse. Chacun est silencieux, grave, gêné. Un vent chaud balaye l’asphalte brûlant. Serge respire, mais ne répond pas. Alain et Philippe lui protègent la tête avec une couverture de survie. Guilène, bouleversée, parle toute seule :

  • Je l’ai vu jaillir de la voiture. Il est passé par la fenêtre, après deux tonneaux !…

 

Malheureusement, Serge n’avait pas bouclé sa ceinture, contrairement à son «coéquipier» Laurent Chomel, sorti indemne de l’accident. Une nouvelle fois, l’infirmière Christine est à l’honneur. Elle lui donne les premiers soins : sans perdre son sang-froid, elle désinfecte la plaie et surtout tente d’arracher un signe de conscience à Serge. De leur côté, Jean-Pierre et René réparent le véhicule. Une fois de plus, l’arceau de sécurité a joué à fond et empêché que les malles du toit ne viennent écraser l’habitacle et ses occupants.

Serge ne bouge pas. Nous sommes désarmés. Nous tâchons de nous organiser comme nous le pouvons. Il faut prévenir au plus vite Mogadiscio, puis la France, ce que nous faisons en déclenchant pour la première fois notre balise Sarsat (infos techniques – PDF – 2.4 Mo).

Serge, enfin, vient de bouger la jambe comme le lui a demandé Christine. Mais il ne parle toujours pas.

Une Land Rover arrive. Pierre Godde en sort, très calme. Il sait déjà et me dit simplement : «C’est le dernier pays où il fallait que ça arrive. Nous n’allons pas rigoler.»

Des camions surchargés de passagers ralentissent. Aux fenêtres, les visages sont curieux, résignés, mais pas étonnés. En nous aidant de nos duvets, nous confectionnons un brancard à l’aide duquel nous hissons Serge dans la Land, puis nous dirigeons vers «l’hôpital» de Galcaio. C’est un bâtiment modeste, avec une dizaine de chambres, un peu sordides, et un « bloc opératoire » où nous laissons Serge à moitié inconscient en compagnie de Christine et du médecin local. La petite salle est presque vide, seulement meublée d’un lit, d’une armoire et de quelques chaises. Dans un coin, une table sur laquelle reposent deux seringues et trois aiguilles. Il n’y a rien d’autre. Ni sang, ni sérum, ni radio.

Les élections sont assez rares en Somalie. Le hasard, qui ne fait pas toujours très bien les choses, les a prévues pour aujourd’hui. Tout est fermé. Chacun repose dans l’isoloir. Il faut pourtant prévenir le plus vite possible la capitale. Le médecin, abstentionniste sans doute, a l’air perdu, ne sachant pas trop où nous diriger.

  • Il y a bien une radio militaire ici, docteur ?
  • Oui, oui…
  • Où est-elle ?

Il faut arracher chaque information, courir, enfoncer les portes. Faire vite, car Serge va mal. Un homme qui a prévenu le voisin, qui a prévenu le chef, vient nous ouvrir le local. Au fond d’une grande pièce sombre, traînent de vieux appareils au milieu d’un amoncellement de câbles poussiéreux. En morse, nous tapons un message à destination de l’ambassade de France à Mogadiscio : « Accident grave. Serge Goriely blessé tête. Donner alerte Paris. Faire vite. » Au bout des doigts de l’opérateur, il y a notre espoir de sauver Serge et la dérision sordide de notre lutte contre la mort.

Lorsque nous revenons à l’hôpital, le crâne de Serge a été rasé. Il ne dit toujours rien. Christine est là. Malgré son calme apparent, elle ne cache pas son inquiétude.

  • Il lui a fait sept points de suture.
  • Quel est le diagnostic ?
  • Il a une fracture du crâne, sans doute un traumatisme crânien et un hématome orbital. Mais, ce que je redoute, c’est l’hémorragie interne. Si…
  • Si cela arrive, que peut-on faire ?…

Christine me répond simplement

  • Rien…

Durant l’après-midi, nous courrons de l’hôpital à la radio militaire, et de la radio à l’hôpital. Le contact est établi maintenant entre Galcaio et Mogadiscio où le médecin arrivé en catastrophe à l’ambassade de France essaie d’établir un diagnostic, malgré une liaison plutôt mauvaise :

  • Est-ce qu’il parle ? Est-ce qu’il vomit ? Saigne-t-il encore ?

Lentement, les choses se mettent en route.

A Paris, tout est calme. Le réveillon s’annonce bien.

En attendant ses amis, Mme Chassagne, P.-D.G. de l’U.A.P., arrange une dernière fois les huîtres et surveille du coin de l’œil le foie gras aux raisins qui tiédit dans la poêle. Le téléphone sonne. Le médecin de permanence qui vient d’être alerté par le C.N.E.S. de Toulouse, suite à la réception de l’appel de détresse, lui explique le drame. En quelques secondes, Mme la Présidente voit s’éteindre un à un les feux de la fête.

Un télex de l’ambassade de France à Mogadiscio demande de faire intervenir les forces armées françaises de Djibouti. Très vite, il apparaît qu’aucune solution n’est envisageable pour atterrir à Galcaio, sans prendre de risques énormes ; et ce, pour deux raisons :

  • D’abord, la Somalie étant un pays en guerre, les plans de vol doivent être déposés trois jours à l’avance, le temps qu’il faut pour prévenir les batteries antiaériennes de ne pas tirer.
  • Ensuite, la piste de Galcaio est trop courte pour permettre l’atterrissage du jet d’UAP Assistance.

Mme Chassagne et son équipe se sentent un peu seuls, sans moyens réels d’être efficaces. Il n’y aurait guère qu’un avion militaire pour risquer une telle manœuvre… Aussitôt pensé, aussitôt fait ! A vingt heures précises, le contact est établi avec le ministère de la Défense. Mme Chassagne demande à joindre le ministre Charles Hernu.

Un peu plus tard, elle est en communication directe avec lui, au moment même où son hélicoptère atterrit sur un porte-avions, au milieu de l’océan Indien. Dans quelques minutes, le ministre doit passer les troupes en revue, et souhaiter une bonne année aux Français du bout du monde. C’est le moment de lui demander d’intervenir.

De notre côté, la machine ne s’est pas arrêtée. A Galcaio, le télégraphiste, lui aussi, interroge Mogadiscio sur la possibilité d’en­voyer un avion. Pour atterrir de nuit, il faut avoir décollé de jour, or, le soleil est déjà descendu très bas dans la capitale somalienne, rendant toute tentative impossible. La nuit est tombée maintenant.

Il n’y a pas d’électricité à l’hôpital. La lumière crue de notre torche autonome fait ressortir la crasse des murs, l’eau par terre, le mauvais état du lit, tandis que le groupe électrogène ronronne dans ce quartier si silencieux. Serge, allongé, ne dit rien. Son pansement est rouge de sang. Son état toujours critique. Christine et Pierre s’installent au pied de son lit pour le veiller cette nuit. Cette attente est insupportable, car nous ne savons rien de ce qui se passe à Paris.

Pourtant, tout évolue vite : à 22 h 30, un Mystère 50 d’UAP Assistance est prêt à décoller pour Djibouti. D’autre part, l’ambassade de Somalie à Paris a demandé au ministère de l’Intérieur en Somalie de faciliter les autorisations pour survoler le territoire avec un avion des forces françaises de Djibouti. C’est ce feu vert qu’un Transall attend, au bout de la piste de Djibouti, mis en alerte par le ministre de la Défense, juste après sa communication avec Mme Chassagne. L’opéra­tion n’en restera pas moins dangereuse et délicate.

Nous avons installé nos tentes au milieu du quartier général où nous nous étions arrêtés ce matin, à trois cents mètres de l’hôpital. Plusieurs litres d’essence ont disparu dans les fûts de notre camion retrouvé ce soir, ce qui nous vaut une discussion agitée avec le chauffeur. Cela dure plus d’une heure. Ce soir, j’en ai assez. Serge est au plus mal. A chaque instant, le pire peut arriver, et nous sommes en train de nous battre pour récupérer de l’essence qui a sans doute été vendue à un bon prix… Les militaires nous en ont pris, une « certaine quantité » s’est volatilisée au bout de cinq cents kilomètres. Allons-nous arriver à Djibouti en bicyclette ?

Je m’allonge sur les sièges de la voiture, enclenche la première, desserre le frein à main. Chaque fois que Pierre vient frapper à la vitre, je sursaute et m’attends à la nouvelle… Je n’arrive pas à m’endormir une seule seconde. Dehors, la nuit est calme.

Aucun écho, d’aucune fête, ne nous parvient.

Ce raid est un pari. Nous le savions dès le départ, nous l’avons accepté pour le plaisir de relever les défis, sachant très bien qu’un certain nombre de difficultés nous attendraient. Je n’imaginais pas qu’il y aurait autant d’accidents, autant de tôle froissée et même de blessés.

Je n’imaginais pas que, de jour en jour, la fatigue, l’énervement, le stress des rendez-vous fixes gagneraient la résistance de chacun. Ce soir, je comprends que cette course est loin d’être évidente, je réalise que, malgré les apparences, cette émission est réellement une aventure, pleine d’aléas et d’incertitudes, un marathon qu’achèveront les plus endurcis; ceux qui sauront économiser le temps et l’espace.

Je suis anxieux, mais en même temps heureux, car cette expédition affine chaque jour un peu plus nos rapports. Cet après-midi, il n’y avait plus de compétition, plus de notes, plus de rivalités. Il y avait Serge d’un côté, nous de l’autre, essayant de le sauver avec les moyens du bord. Personne n’a triché. On ne triche pas d’ailleurs, quand les regards sont à ce point complices.

Serge entouré de Christine, Guilène et Philippe.

Christine a soigné avec une parfaite efficacité, guidant de ses conseils le médecin local, Alexandre s’est occupé de la balise, les mécaniciens ont réparé. Je sais ce soir que le Raid va changer de gueule, qu’il ne sera plus comme avant, que cet accident va sensiblement modifier notre comportement et la philoso­phie de notre course.

Ce qui va compter maintenant, c’est que nous arrivions vivants à la Terre de Feu, avec de la casse peut-être, des blessures sans doute, mais vivants. Vivants, pour pouvoir raconter plus tard nos nuits blanches d’attente et d’espoir, quand on sent qu’à tout moment le rêve peut tourner au cauchemar.

J’ai mal en pensant à Serge ; j’ai mal en imaginant tout à l’heure, quand il faudra se lever ; j’ai mal en réalisant que nous allons arriver en retard à Djibouti et rater l’enregistrement. Cette course s’annonce épuisante, mais elle me plaît. C’est cette aventure-là que j’espérais, celle qui fait douter et hésiter, celle qui nous pousse toujours plus loin, au bout de nous-mêmes, pour des images à offrir, sans jamais donner l’envie de s’arrêter ou de faire demi-tour.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".