Retour au Chili sous des trombes d’eau

Dimanche, 2 juin

Deuxième jour : la pluie. Après Bariloche, la route devient sauvage, très sauvage. Les maisons ont disparu, laissant la place aux lacs, aux arbres calcinés, aux racines rampantes, à la brume qui accroche les montagnes sombres. C’est le début de la route australe. Australe comme le vent par rafales, comme la pluie sans arrêt, comme un cavalier perdu sur un cheval blanc. Nos rencontres ne sont plus des rencontres, elles sont devenues des apparitions. Un vieil homme aux cheveux gris nous regarde, sans savoir d’où nous venons ni où nous allons. Sait-il seulement que la terre a une fin ? Lentement le Canon de Pachelbel a couvert le bruit du moteur. Guy et moi ne parlons plus.

Nos yeux se voilent d’avoir tant désiré cette symphonie. L’essuie-glace balaie la nuit, quelques cavaliers drapés dans des capes de cuir galopent devant la voiture, des vaches broutent, la tête dans les nuages. La route perce la forêt qui grelotte, les cailloux cognent sous le châssis. Nous sommes bien. Définitivement bien sur ce chemin qui nous conduit là où la terre finit, là où commence l’infini. Soudain le chemin plonge dans un fleuve en crue. Sur l’autre rive, apparaît alors un vieil homme dont personne ne peut dire d’où il est sorti. Lentement il monte sur un bac archaïque qu’il actionne au moyen d’une manivelle et se guide grâce à une corde traversant la rivière. Le temps n’a plus d’importance ici. C’est la nature en furie qui impose aux hommes le pas lent et le respect de ses outrages.

D’Argentine nous passons au Chili, sous des trombes d’eau. On a dû oublier le petit poste frontière et les trois douaniers qui s’y trouvent, mais eux ne nous ont pas oubliés :

  • Buenos dias ! es el rallye, El Cabo — Tierra de Fuego ?

Eux seuls savent d’où nous venons et pourquoi nous traversons ce pays où personne n’aurait l’idée de passer.

Nous avons froid, les anoraks sont détrempés, les pieds gelés. La route est de plus en plus coupée par des rivières en colère. Il faut descendre en évaluer les profondeurs, sonder les trous, vérifier l’état des piliers en bois qui soutiennent des ponts douteux, calculer les tonnages, apprécier les ornières. Il faut surtout se taire, se signer et regarder le ciel pour en demander la clémence. Avec un peu de raison et beaucoup d’incertitudes, nous nous élançons sur les ponts, dans les gués, les rivières et les flaques, au milieu de gerbes d’eau et de boue mélangées. Les voitures plongent, cognent, râpent le sol, disparaissent sous les vagues, émergent enfin du cloaque, prêtes à recommencer un kilomètre plus loin, côté argentin cette fois.

Ce régime forcé a achevé notre pont, obligeant notre voiture à se traîner dans un bruit de casserole qui ne nous plaît pas beaucoup. On dirait qu’elle boite à l’avant. Pendant plusieurs kilomètres nous roulons en seconde, portant jusqu’au prochain village cette nouvelle victime des démons de la Patagonie. Denis Lajoye, épuisé par la route, enfile son bleu de travail, hisse la voiture sur un cric et se couche sous le châssis pour une bonne partie de la nuit.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".