Potosi, au bout de la piste de poussière

Potosi, la nuit, ne vit que de ses ombres courbées, silencieuses, se reflétant sur les pavés luisants. Dans un petit café aux tables crasseuses, la bière chaude passe bien. Des hommes aux visages ravinés achèvent un poulet sur lequel ils se cassent ce qui leur reste de dents. Devant mon assiette qui attend désespérément un bout de viande je pense à cette route extraordinaire qui nous a conduits jusqu’ici, à Potosi.

Nous avons enregistré notre trente-cinquième crevaison depuis Le Cap, beaucoup d’arrêts aussi dus à la mauvaise carburation. Dès que l’on coupe le moteur, il est impossible de repartir parce que l’air est rare et la mécanique encrassée. Alors, nous prenons un linge mouillé dont nous entourons la pompe pour refroidir les « esprits » et la voiture démarre aussitôt. Et puis, il y a cette piste de poussière sur laquelle nos voitures se sont bien tenues, avides d’avaler ces derniers kilomètres de montagne, les enfants en haillons s’accrochaient à nos portières, un joueur de guitare sous son bonnet à pompon nous a donné l’aubade. J’ai aimé cette balade brinquebalante au bout de notre folie d’avancer, j’ai aimé le soleil froid, le ciel bleu et le sourire des villageois venus toucher nos engins blancs. Nous sommes passés vite dans le plus beau décor du monde, regardant derrière ce que nous croyions être devant. La vitesse nous pousse au bout, tout au bout, sans que nous puissions nous arrêter. C’est trop tard. Tout est trop tard !

Dans le grand marché encore désert, nous nous installons à une table pour avaler une tasse de café avant la route. Un vieil homme est assis à  côté de nous. Nous nous regardons, échangeons un sourire, racontons que nous faisons le tour du monde. Il écoute, en silence. Je crois qu’il  ne doit pas comprendre. Nos mots n’ont pas de prise sur lui. La vie est   bien trop dure ici pour qu’il puisse seulement rêver.

Potosi ! Les Incas  l’avaient surnommé « le grand tonnerre », les conquérants espagnols  l’avaient baptisé « la montagne riche ». A plus de cinq mille mètres, le Cerro de Potosi, dont les entrailles regorgeaient d’argent et d’étain, a  pourtant englouti huit millions d’hommes. Ils lui ont tout donné,  jusqu’à la vie, pour embellir les fêtes de la lointaine Madrid. Sur les armoiries que Charles Quint offrit à Potosf en 1547, il était gravé cette  devise aux allures de conquêtes : « Je suis Potosi la riche, trésor du  monde, reine de toutes les montagnes et objet de la convoitise de tous  les rois. » De ces mots ne reste qu’un fade éclat. L’homme à côté  duquel je suis assis a peut-être connu cette galerie sombre où des milliers de mineurs ont été broyés, il a peut-être connu « la mita », correspondant aux huit heures de travail quotidien dans cette montagne surnommée dorénavant « Bouche de l’enfer ».

Elle est là, devant nous, aussi rouge que les toits innombrables de la  cité, aussi rouge que le sang qu’elle a avalé au cours des siècles. La ville  est aujourd’hui presque déserte. Avec ses 160 000 habitants, elle avait été la plus importante du Nouveau Monde. On y comptait huit cents  cafés, une centaine de marchés, une trentaine d’églises et quatre  théâtres. Et l’on en avait pavé les rues avec des barres d’argent. C’était l’époque des fêtes étincelantes, du luxe à portée de main. C’était l’époque où l’infanterie espagnole ne manquait pas d’argent ni les rois  d’idées. D’Europe venaient les tapis, le vin, les armes, les vêtements chics, les bijoux. Les notables avaient de l’allure et les soirées de l’éclat.  La montagne saigne encore. Plus doucement, sans faire de bruit.   Comme cet homme, assis là, remerciant le ciel de l’avoir protégé  jusqu’ici car l’espérance de vie ne dépasse toujours pas quarante ans.

Potosi a été riche. Elle ne l’est plus. Cité impériale déchue de ses royaumes. Il n’y a même plus d’essence, dans aucune des trois stations de la ville, ce qui m’oblige à aller traquer, avec Alexandre, le camion- citerne dont tout le monde annonce l’arrivée. Pour aujourd’hui ? Pour demain ? Personne ne sait. Et cela a-t-il réellement de l’importance ?

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".