Perdus en pleine nuit sur la Panaméricaine

Lundi, 29 avril.

Je suis content de revoir ce pays que j’avais découvert pour la première fois lors de la Course autour du monde. J’y avais filmé le plus haut train du monde serpentant dans l’altiplano et la vie des habitants sur un gigantesque champ d’ordures, à la périphérie de la capitale. La seconde fois, c’était avec Marie-Odile, au cours d’un voyage extraordi­naire qui nous avait menés de Cuzco à Arequipa, en passant par le Titicaca et Lima.

La Panaméricaine porte un joli nom mais elle ressemble à une mauvaise piste africaine dans ses premiers kilomètres envahis de trous, de bosses, de fissures, sur lesquels viennent se briser nos jantes et nos colonnes vertébrales. La poussière envahit notre cellule, recouvrant les cheveux, les yeux, le corps entier et nous faisant tousser comme de mauvais fumeurs. Dans la nuit épaisse nos phares jaunes éclairent à peine les camions qui roulent tous feux éteints. A chaque bifurcation, c’est le même dilemme qui nous fait hésiter pendant de longues minutes. Où aller ? A droite ? A gauche ? Tout droit ? Aucun poteau indicateur, aucun poncho phosphorescent n’est là pour nous éviter de catastrophiques erreurs. En l’absence de toute carte valable, il ne nous est pas difficile de partir dans la mauvaise direction et d’enregistrer très vite un retard de plusieurs heures. Alors, pour récupérer l’axe principal, il faut trouver dans l’obscurité des sentiers de traverse, le plus souvent revenir en arrière car il n’y a pas d’autres solutions. Guy a sorti sa boussole. « J’ai l’impression que nous devrions avoir la mer à droite, non ? » Effectivement, notre seul point de repère a disparu.

En arrivant à vive allure dans un village éclairé par un maigre réverbère, c’est l’horreur. Guy écrase le frein, la voiture dérape sur plusieurs mètres : devant nous, la route change brusquement de niveau et se poursuit soixante centimètres plus bas. De quoi achever plus d’une voiture ! Cette fois, nous sommes perdus. Demi-tour. Enerve­ment. La nuit est de plus en plus noire. Il n’y a personne dans ces ruelles désertes, sauf un vigile qui braque sa carabine sur mon ventre en se demandant quelles mauvaises intentions ont pu nous guider jusqu’ici. « Ce n’est pas là », dit-il en nous menaçant.

« Gracias, nous avons compris ! »

Toute la nuit, nous roulons sur la Panaméricaine déserte. Les maisons ont disparu. Nous devinons des espaces silencieux, animés par des ondulations mystérieuses et de vastes plateaux. La mer doit venir y mourir quelque part, là-bas.

A trois heures du matin, Guy s’arrête brusquement sur le bord de la route et s’effondre sur le volant. Moi, je tombe contre la vitre. Tous les deux assis et endormis, nous devons donner l’impression d’avoir été fusillés sur place par un tonton flingueur.

A six heures, j’ouvre un œil. Les camions fous nous ont frôlés dans une débauche d’appels d’air. Un paysan, du haut de son âne, nous regarde curieusement et passe son chemin sans insister. Guy se réveille. La poussière s’est mêlée à nos barbes naissantes. Nos yeux rougis par la piste sont gonflés de faux plis. La bouche est pâteuse, les jambes lourdes. Il faut déjà repartir, car nous avons perdu beaucoup de temps hier soir, en nous trompant à chaque carrefour. Je me demande comment les candidats vont pouvoir rouler et filmer en même temps. L’Amérique latine, ça va être de la folie !

Je regarde Guy qui s’étire dans tous les sens en se cognant dans le rétroviseur, en s’allongeant comme il le peut entre le volant, les sièges et les nombreux bagages. Dans la grande salle glaciale du petit bistrot pour routiers qui borde la route, la serveuse a l’air étonnée de voir des clients aussi matinaux. Elle nous sert sans tarder un « cafe con leche » et de la viande dure comme la table. En silence, nous dégustons ces plats typiquement péruviens, tellement heureux d’avoir quelque chose dans le ventre avant cette nouvelle journée de conduite. Petit à petit, la vie vient gonfler nos veines, remonte dans la tête, descend dans les bras. Dehors, la lumière se stabilise dans une nuance de gris.

« Allons-y… Encore plus de mille kilomètres ! »

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".