Patagonie: le clou du spectacle

5 juin.

Cinquième jour : la neige est tombée. Beaucoup de neige. Au même moment, c’est le printemps en Europe. Nous descendons vers le sud, en pensant au soleil du nord ; mais en se disant qu’après tout, nous sommes bien dans cet hiver austral. La route a raison de la voiture de Gauthier . En haut d’une côte, Denis vide son camion pour en faire l’inventaire : il n’y a même pas de quoi remonter une bicyclette ! Les transmissions ont été utilisées, les ponts n’existent plus, les roues de secours sont mortes… Il va falloir rouler au ralenti jusqu’au Lago Argentino sur nos pneus lacérés par les pierres.

Le paysage est de plus en plus beau. Après notre sortie du Chili à Coihaique , un vieil homme s’appuyant sur une béquille nous a vendu de l’essence dans des bouteilles de chianti, au fond d’une cour. Je crois que le prix était au-dessus de la normale. Les carabiniers chiliens nous voient aussi souvent que la police argentine. Les premiers nous attendent, nous encadrent, regardent nos voitures ; les seconds s’y assoient et en ouvrent les capots. A la tombée du jour, nous roulons vers Perito Moreno, côté argentin, sur une piste ressemblant à un cloaque. Guy essaie de maîtriser le véhicule qui part dans tous les sens, se met en travers, glisse sur plusieurs mètres en affolant quelques lapins égarés. Et puis arrive le moment crucial : un embranchement sans indication. A droite, la boue. A gauche, la boue. Nous optons pour la boue de gauche, qui n’est pas la bonne, naturellement… Tout au moins, c’est ce que nous pensons en voyant l’impasse dans laquelle nous nous embourbons jusqu’aux portières, à la tombée de la nuit. Lentement, la voiture se range au bord d’un ravin et commence à glisser sans que nous puissions faire quoi que ce soit pour la retenir, nos pieds étant littéralement collés à la boue !

Nous sommes revenus en arrière : la boue de droite était meilleure. Le retard accumulé est considérable : si nous voulons arriver à temps pour l’émission de vendredi (après-demain), il va falloir rouler toute la nuit. A Perito Moreno, nous avons pu manger un grand plat de riz chaud et acheter de la nourriture pour plusieurs jours, l’état des routes nous faisant craindre le pire.

23 heures. Sur la piste boueuse déserte et droite, Guy conduit nerveusement. Il est excédé par le retard que nous avons pris à la douane de Perito Moreno et la fausse piste que nous avons empruntée à la sortie de la ville. Quatre heures de plus à mettre sur le tableau noir. D’ailleurs Guy passe le volant à Roland qui vient s’asseoir à mes côtés. Comme cela se fait depuis quelques jours, nous évoquons le Raid, son retour en France, son travail avec Georges. Roland conduit bien, en évitant de secouer la Visa dont la transmission avant agonise à vue d’œil. Il connaît aussi les raccourcis :

  • Tiens, me dit-il d’un air assuré, nous allons prendre cette route à droite. Cela va nous faire gagner des kilomètres.

Derrière nous, Gauthier et Denis suivent sans hésiter.

  • Tu es sûr de ton coup, Roland ?
  • Certain. Nous évitons un angle droit et fonçons directement sur Calafate !

Au début, le chemin est carrossable, mais progressivement, des ornières remplies d’eau apparaissent, gelées par le froid. La technique consiste à passer rapidement, avant que la voiture ait le temps de s’enfoncer dans la glace rompue par son poids ; en évitant de briser notre direction malade, faute de quoi nous resterions cloués sur place. Plus nous avançons, plus les ornières sont nombreuses et profondes. A présent, la neige glacée a recouvert le paysage, et les embranchements se multiplient sans qu’il soit possible de savoir quelle direction prendre.

Roland, nous nous plantons.

  • Mais non, nous allons vers le sud, tu vois bien. Regarde la boussole !
  • Le sud certainement, mais ce chemin ne va nulle part.

De temps en temps, des petits poteaux annoncent une estancia qui ne vient jamais. Une masse sombre apparaît soudain devant nous, rassurante. C’est une maison. Le désert est donc habité. Mais en approchant, nous découvrons que les volets sont fermés et les lumières éteintes. Alors, nous continuons encore et toujours plus loin jusqu’à ce que la route disparaisse entièrement sous la glace. Elle éclate en mille morceaux quand nous y plongeons, tapant contre le châssis avec une force inouïe.

« La direction va lâcher. Bon sang, la direction va lâcher. » Roland passe en premier, puis Gauthier, inquiet parce qu’il n’a jamais conduit sur la glace et qu’il tombe de sommeil, enfin le camion qui achève de creuser les ornières de ses quatre tonnes. Nous roulons sans savoir où nous allons. Au milieu d’un parc clôturé par des barrières en bois, des chevaux se cabrent sous la lune argentée, achevant de donner à la toile la tourmente d’un Goya. Le silence de leur mouvement est assez impressionnant. Qui a pu les amener jusqu’ici ? Que mangent-ils au milieu de toute cette neige ? Ont-ils seulement un maître et pourquoi se cache-t-il au lieu de nous renseigner ? Gauthier, dont la tête penche de plus en plus, roule toutes fenêtres ouvertes. A ses côtés, Marie-Odile grelotte, mais lorsqu’elle le lui fait remarquer, Gauthier, imperturbable, lui tend sa bouteille de whisky : « Tu as raison, il fait froid. Attrape ça, ça va te réchauffer ! »

Cette route est un enfer. Nous tournons en rond depuis des heures. L’essence diminue. Dès que nous sortons de la voiture, le froid gèle les portières. Je refuse de continuer, mais Roland est persuadé d’avoir raison. Voulant éviter le demi-tour et la perte de temps, nous repartons en avant. Les passages deviennent infranchissables. L’élan que nous devons prendre de plus en plus loin, à chaque fois, nous précipite dans les bas-côtés à une vitesse élevée, déstabilisant nos voitures. La nuit nous masque des trous profonds et des plaques incertaines. Une nouvelle fois, nous nous arrêtons. Je sais que si nous continuons, l’émission d’après-demain est compromise, sans espoir de rattraper les choses. Ce jeu me semble suicidaire et je pense qu’il est encore temps. C’est l’extrême limite.

  • Personne ne sait où l’on va ! Aucune carte ne mentionne ce chemin ! Qui vous dit que nous allons dans la bonne direction. Il n’y a pas une maison, pas un village, pas un passant pour nous renseigner, et nos réservoirs sont à moitié vides maintenant ! C’est de la folie ! Il faut faire demi-tour, c’est la seule chance de s’en sortir !

Cette fois, tout le monde est d’accord. Nous partons en sens inverse, amers et déçus. Le plus difficile maintenant est de retrouver notre chemin entre mille et surtout de ne pas perdre de temps. Les ornières de glace creusées par nos voitures commencent à fondre, alors que le jour se lève. Dans quelques minutes, elles seront devenues un véritable piège de boue dans lequel nous ne pourrons faire autrement que tomber.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".