Le passage en Somalie

Vendredi, 21 décembre 1984

 

A midi, après cinq cents kilomètres de piste, nous arrivons enfin à Liboï , le poste frontière kenyan, à côté duquel se trouve un petit avion, sans doute celui emprunté par Francis, le transitaire venu de Nairobi pour faciliter notre sortie. Pointilleux, les douaniers : ils nous deman­ dent combien de billets nous avions en entrant et combien nous en avons en sortant. Thème du débat : où sont les fraudeurs ? Devant l’homme à casquette, chaque raider a l’air d’un mauvais élève ayant oublié que la preuve par neuf était une histoire d’amitié et que toute soustraction est négociable par un sourire, deux poignées de mains, trois dédicaces sur le livre d’or de la douane.

Un peu plus loin, sous une chaleur écrasante, le petit camion venu de Nairobi vide ses fûts d’essence dans nos réservoirs déshydratés, sous les yeux tendres et superbes des villageois annonçant la Somalie, au-delà de cette frontière qu’il nous faut maintenant franchir.

« Il manque le temps, l’attente. L’appréhension, la nuit, la peur. Il manque la langue pâteuse, la gorge sèche et le vent de sable qui fait enfler la tête. »

« Il manque l’espace infernal qui toujours s’agrandit, les cahots incessants, les muscles qui abandonnent. »

« Il manque les spaghetti, le thé brûlant à la cardamome qui vous redonne vie. »

« Il manque la botte du militaire, le feu, la lune, le sable chaud. »

"De Gaule", chef de la police secrète somalienne (à g.) et Pierre Godde (à d.)

« De Gaule », chef de la police secrète somalienne (à g.) et Pierre Godde (à d.)

Pierre Godde doit être content. Il a retrouvé tout ce qui lui manquait lors de son premier retour de Somalie et qu’il avait traduit, nostalgique, sur un bout de papier. Ce pays l’avait marqué, profondément. Il nous en avait beaucoup parlé à Montlhéry. Mirage lointain perdu dans cette corne d’Afrique qui avait si souvent peuplé mes nuits. Il appelait d’autres mots, d’autres odeurs, comme si notre vocabulaire quotidien ne pouvait en imaginer la richesse et la diversité.

Il est là, devant le poste frontalier somalien. Heureux de nous voir, après tout ce retard. Le soleil tape dur sur les baraquements délabrés. L’ambiance est étrange, l’atmosphère bon enfant. Ici, les gens sourient. Leurs corps fins drapés dans des linges colorés leur donnent une beauté intouchable.

En général, les postes de douane ne sont pas des endroits très sympathiques. Les contacts froids ne facilitent pas la communication et le plus simple est de faire court, pour éviter les questions et les maladresses du style photo-souvenirs…

Ici, rien de tel. Un poste de douane en Somalie, c’est avant tout un restaurant ! A peine arrivés, les douaniers arrangent deux ou trois tables, nous servent une grande assiette pleine de spaghetti, suivie de l’inévitable tasse de thé ! Les vestiges des colonies sont parfois surprenants… Benoît, lui, a repéré un grand réfrigérateur dans la cuisine et va négocier une dizaine de verres d’eau froide, puisqu’il n’y a pas de coca dans ce pays !

Tandis que nous remplissons les formulaires d’entrée sur lesquels on vous demande si on importe des armes, quel est leur type, leur couleur, leur format et le nombre des cartouches, des chameaux passent, le pas lent, l’allure fière, comme les nomades à leurs côtés, balancés par le rythme intact propre aux pays insoumis.

Notre passage dure à peine plus d’une heure. Autant dire que c’est une entrée fulgurante que nous réalisons ! Derrière la Land Rover dans laquelle Pierre a pris place en compagnie de représentants du ministère de l’Information et de deux militaires (encore !), nous roulons toutes vitres baissées et… à droite, pour la première fois depuis notre départ du Cap ! L’objectif prioritaire est de rattraper le retard et d’atteindre le but initialement prévu, car nous ne pouvons pas nous arrêter n’importe où dans le désert.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".