Noël à Mogadiscio: des étincelles sur le plateau

Lundi, 24 décembre 1984.

Nous sommes arrivés à Mogadiscio. La ville est superbe ! Chacun de ses nombreux occupants semble y avoir laissé son influence, trahie par des architectures qui annoncent le Moyen-Orient. On pourrait dire de Mogadiscio qu’elle est une ville sous influence.

Une partie du port de Mogadiscio

Les Arabes et les Perses au Xe siècle, l’influence des sultanats d’Oman et de Zanzibar au XVIIe, la présence italienne au XIXe, puis les Anglais après la Seconde Guerre mondiale. Mogadiscio est un specta­cle, une ville hors du temps. Murs crénelés longeant l’océan, les enfants aux fenêtres croisées de barreaux avec un trou pour y passer la tête, les femmes superbes, instants de grâce qui passent sans faire de bruit, les stations-service désertes car il n’y a jamais d’essence, le muezzin qui rassemble les foules, les piscines vides des grands hôtels rongées par les vents, les ruelles étroites où se perdent des ombres, les couloirs frais et les fenêtres cassées, les vieux taxis Fiat que l’on prolonge avec amour, les militaires qui paradent sur fond de slogans d’indépendance. Il faut encore se mobiliser contre le fascisme et le néo-colonialisme. C’est ce que disent les dessins naïfs et les portraits géants. Et de vanter la scolarisation. Et de menacer les opposants. Les histoires ont embelli avec le temps. « Gracie mille, signor ! »

La ville nous inspire. Les caméras tournent à chaque coin de rue, provoquant de véritables émeutes. Sur la petite place du marché, Benoît filme un étalage de pastèques. Sous les regards curieux de la foule qui se rapproche, nous compresse, un homme en chemisette blanche me met une carte sous le nez. Sur la photo d’identité toute jaune, il ressemble à un truand.

  • Je suis de la police !
  • Ah bon, que se passe-t-il ?
  • Vous avez l’autorisation de filmer ?
  • Pour filmer des pastèques, il faut une autorisation ?

La foule s’énerve, sans aucune raison, et manifeste des signes évidents d’impatience. Elle est prête à nous lyncher ! Un peu plus loin, Alain Margot, torse nu dans son costume local, joue une scène de Rackham-Le-Gum (anti-héros imaginé par Alain pour une série de films de fiction). Un véritable délire ! Une marée d’enfants le suit dans tout Mogadiscio, en hurlant de rire ! Le Raid vient d’entrer dans la capitale somalienne, et cela se voit !

Très vite, il nous faut installer les câbles, les haut-parleurs, l’antenne dans la cour de la mairie de Mogadiscio. Je sens les candidats excités par leurs aventures, leurs premiers exploits, leurs douces rencontres. Au cours d’un rapide « briefing », je leur rappelle qu’il faut réagir par rapport aux jurés :

  • Défendez votre salade ! Ne vous laissez pas faire par les Parisiens. C’est vous qui tournez, c’est vous qui en bavez ! Alors, répondez ! Soyez présents ! Soyez actifs ! Il faut justifier cette liaison directe.

Générique. Antenne. C’est parti !

Les Belges présentent leur reportage sur le deltaplane au Kilimandjaro. Au moment du vote, Philippe est très « remonté ». Il mange presque mon micro en s’adressant à Bruno Albin :

  • Etes-vous déjà monté à 5 500 mètres d’altitude pour filmer ? Non ! Alors je ne comprends même pas que vous puissiez nous noter !

 

Lorsque j’interviewe Alexandre, il est en train de déguster une pastèque tandis qu’Alain Margot, qui s’est peint le corps avec de gros points rouges, révèle à l’antenne une « allergie » aux jurés. Sourires crispés sur le plateau parisien.

Alexandre et Alain sur le plateau de Mogadiscio

Enfin, l’équipage de Télé-Monte-Carlo termine dernier au classement pour la deuxième semaine consécutive. A Paris, Noël rappelle que, si cela se reproduit à la prochaine étape, elles seront éliminées, conformément au règlement. Guilène m’arrache le micro des mains et s’adresse sur le ton de l’ironie à Noël :

  • Tu exagères ! Tu ne vas pas nous répéter cela toutes les semaines ! D’accord, nous sommes dernières, mais à quelques petits points des quatrièmes !

L’émission s’envole. L’ambiance chauffe. Paris écoute froidement. Ça tire dans tous les coins ! Seul le générique de fin arrête cette entreprise générale de démolition…

Je me sens en partie responsable de ces égarements, parce que je les ai effectivement poussés à intervenir, à apporter des informations complémentaires pour leurs lancements de sujets, à ne pas faire de complaisance avec les membres du jury, chaudement installés dans leurs fauteuils. Mais je crois que le ton, le vocabulaire sans détours de leur jeunesse n’ont pas dû bien passer auprès du public, malgré leur bonne volonté. Ce soir, je sais que nous allons nous attirer des ennuis. Les candidats vont se faire traiter de tous les noms, c’est évident, et pâtir pendant longtemps sans doute de leur comportement de cet après-midi. Nous venons de commettre une faute de parcours importante. Et je m’en veux de ne pas avoir senti cela plus tôt.

Sur le lit de sa chambre, Guilène est accablée, déprimée. Dernière pour la deuxième semaine consécutive, elle sait qu’elle ne peut plus rien tenter pour éviter l’élimination, puisque son prochain film a déjà été tourné et expédié à Paris pour montage. En fait, les dés sont jetés. Cette impuissance soudaine révolte Guilène. Si elle a réagi comme cela tout à l’heure, c’est parce que son rêve était en train de s’écrouler en quelques secondes. Elle qui a déjà raté les sélections de la Course autour du monde, il y a un an, ne veut pas laisser passer sa seconde chance. Elle refuse que ces cinq jurés, « bien assis dans le confort d’un studio d’enregistrement, jouent de son sort, de sa carrière, de sa vie ! ». Elle ne peut admettre qu’ils ignorent ses aspirations au-delà du voyage et du concours. Elle ne peut imaginer un seul instant être « éjectée » de ce raid auquel elle tient tant. Alors Guilène, envahie de tristesse, se met soudain à haïr ce système et pleure des larmes amères, seule dans sa chambre.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".