Le camion et les voitures mis à rude épreuve

Frédéric Claudios nous réveille. Il vient d’arriver de Lima en compagnie de Gauthier qui dort au-dessus de cent litres d’essence. La panaméricaine n’a pas de fin. Virages à droite, virages à gauche. Les petites croix se multiplient, leur nombre donnant une indication du danger que représente chaque virage, si bien que nous distinguons maintenant, avec un humour contestable, les courbes à une croix et les courbes à dix croix. Troisième vitesse pour les premières, frein à main pour les secondes.

Cette route me rappelle un bruyant souvenir. Marie-Odile et moi l’avions parcourue en autobus pour rejoindre Arequipa, tout au sud du Pérou. Ce voyage de quarante-huit heures avait été interminable, non pas à cause de la distance, mais de notre voisine. Une minette, inconditionnelle de Julio Iglésias, sur les genoux de laquelle trônait un énorme magnétophone et qui, pendant deux jours, avait écouté la même chanson : « Vous les femmes », à un niveau sonore appréciable. En arrivant à Arequipa, nous étions devenus presque fous et prêts à jeter la machine infernale dans le Pacifique !

Arrêtés à un carrefour de la ville, nous attendons le camion sans lequel nous ne voulons pas tenter l’ascension des Andes qui se dressent devant nous maintenant. Mais, sur les indications de Christine, nous sommes obligés de faire demi-tour pour rejoindre Frédéric et Denis, en panne cinquante kilomètres en arrière ! Nous les découvrons en nage sous le Pinz, démontant, dévissant et revissant, au milieu d’une débauche de crics.

  • Regarde le disque d’embrayage ! dit, un peu dépité, Frédéric, avant de le lancer dans les dunes.

Denis, pour une fois, a perdu son sourire :

  • C’est notre dernière chance… Si le nouveau disque lâche, nous resterons sur place…

La réflexion ressemble à une mise en garde. Nous savons tous que, sans camion, le Raid s’arrêtera, parce qu’il transporte le matériel de liaison, et toutes les pièces de rechange pour les voitures. Malgré le retard accumulé, nous ne pouvons plus reculer. Tandis que le soleil disparaît derrière les hauteurs, nous commençons l’ascension des Andes. La route grimpe fortement. C’est une véritable rampe qui accède directement au ciel.

Ce soir, nous allons savoir comment vont réagir les voitures. Pour cette épreuve, les adaptations ont été minimes : Denis et Frédéric ont simplement modifié les gicleurs en réduisant l’arrivée d’essence dans le carburateur, étant donné que l’oxygène se fait de plus en plus rare en altitude. Lentement, nous grimpons, laissant derrière nous un nuage de poussière que le soleil rougeoyant embrase de ses rayons. Des camions chargés de marchandises montent, rendant leur dernier souffle. En nous retournant, nous découvrons le Pinz qui avale les lacets, tout en bas de la pente. Les moteurs chauffent, la mécanique cogne dans tous les sens, mais nous montons. Arrivés à un premier palier, nous nous arrêtons pour regarder si le camion d’assistance suit, mais au moment de repartir, il est impossible de remettre le moteur en route. Il faut multiplier les démarrages, laisser refroidir, s’élancer en première en retenant son souffle, ce qui n’est pas évident ici. Nous sentons que la mécanique atteint ses limites et la manipulons avec infiniment de déférence, sous l’œil amusé des lamas. Cette montée vers altiplano correspond à ce que j’en attendais. Difficile, sauvage, superbe. C’est le début d’une aventure qui ne va rien nous épargner.

La nuit est tombée. En bas, dans le silence et le noir, j’aperçois les phares jaunes du camion balayant les ténèbres. Seul le sifflement du moteur dérange les montagnes. Il monte lentement mais il monte, gagnant à chaque mètre son irréversible victoire. En moins de trois heures, nous sommes passés de 2 000 à 5 000 mètres, ce qui nous vaut quelques maux de tête et la mort des amortisseurs arrière de notre voiture. Il fait froid. La nuit épaisse nous a rendu ce gigantesque plateau désert et solitaire dans son obscurité impressionnante. Le plus dur est peut-être passé. Enfin, vers minuit, nous nous arrêtons devant une petite maison éclairée bordant la piste. Dans la petite salle qui fait office de restaurant, des Indiens de l’altiplano avalent en silence leur soupe, faite d’un mélange de pommes de terre et de poireaux. Les visages ridés des hommes et des femmes racontent la montagne, la vie difficile du plateau et les longues errances dans les sentiers sans fin de l’altiplano. Ils ne voient même plus la Vierge qui côtoie le calendrier de femmes nues, accroché au mur vert pisseux. Le restaurant est sympa mais la patronne ne veut pas que nous y couchions. Alors, nous dressons nos tentes devant la maison sous le regard ahuri des passagers emmitouflés dans leurs ponchos ou leurs blousons déchirés. Il gèle. Le sol est glacé. Nous nous enroulons dans nos duvets qui sentent l’essence, revêtus de trois ou quatre pull-overs, deux ou trois pantalons et un bonnet de laine. Coincé entre Christine et Jean-Claude, le souffle court, la tête lourde, je me laisse emporter par quelques vertiges et beaucoup de rêves. Toute la nuit, des camions chargés de passagers nous frôleront, poursuivant leur course au bout du ciel.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".