Manifestation monstre à Buenos Aires

Jeudi, 23 mai 1985.

Buenos Aires ! On l’a appelée le « New York austral », « le Paris de l’Amérique du Sud », « Gringopolis ». Elle est italienne, juive, arabe, française, ville-phare qui a guidé des hordes d’immigrés et de paysans fuyant leur désert. Capitale la plus peuplée de l’hémisphère sud, elle a le côté angoissant des grandes cités et le charme discret des villes de province. « La seule ville, disait Macedonio Fernandez, qui justifie qu’on la fuie, qu’on fasse le tour du monde et qu’on y revienne. » Cartier, Vuitton, Hermès, Peugeot, Citroën et Renault ont pignon sur rue, les belles élégantes traînent à la terrasse du Biella. On y commente les cours de la bourse, les déplacements d’Alfonsin et le dernier match de football. Les rayons de soleil retardent encore un peu l’hiver et donnent à la ville une douceur inattendue.

Buenos Aires est un îlot au milieu de ce continent torturé. Peut-être un nouveau piège pour les équipages. Je m’attends à filmer des gens heureux, pleins d’espoir, goûtant avec empressement la joie d’avoir retrouvé la liberté. Je m’attends au calme et au repos. Mais leur rumeur m’attire ce matin. Une rumeur sourde, qui vient de loin, annonçant la tempête. De la fenêtre de ma chambre, je les vois arriver. Par milliers, ils convergent vers le centre de la ville dans une forêt de banderoles. Il y a le bleu et le blanc de leurs drapeaux et des milliers de tracts. Une rumeur saisissante, qui donne le frisson dans le dos. Je descends aussitôt avec la caméra ; Guy aussi, plus excité que jamais, Jean-Claude encore, à peine arrivé des chutes d’Iguaçu.

C’est un élan, quelque chose qui ressemble à un raz de marée. Combien sont-ils ? 100 000, 200 000, 300 000 ?

Des quatre coins de Buenos Aires, ils répondent d’un même mouvement à l’appel de la puissante Confédération générale du Travail qui a décrété une journée de grève générale. C’est la « victoire » des péronistes sur le jeune président Alfonsin. Enfants, étudiants, mécaniciens , cadres, journalistes, tous réclament des salaires plus élevés et une vie meilleure. Une véritable marée humaine qui cherche encore sa respiration, ivre de liberté, après huit ans de dictature militaire. La manifestation est une gigantesque kermesse : partout, ce ne sont que ballons, stands de nourriture, pistes de danse, airs de musique. Ici, la politique est une fête, une fête qui tourne pourtant au cauchemar devant la Casa Rosada, le palais présidentiel, au pied duquel se sont massés des milliers de manifestants. Beaucoup de personnes s’ évanouissent, le service d’ordre a du mal à contenir la foule que le moindre incident peut précipiter en avant, Guy se fait éjecter du périmètre réservé aux journalistes par les gardes péronistes, sans autre forme de procès ! C’est un moment historique auquel nous assistons : le « printemps des Argentins » dans la lumière dorée de l’hiver célébré par une toute jeune démocratie qui s’essaye chaque jour à coup de slogans revendicateurs, ne ménageant aucun effort pour tourner une nouvelle page de son histoire.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".