Les rescapés du Raid au pied du Perito Moreno

Vendredi, 7 juin 1985 — 10 heures du matin.

Je rassemble les rescapés de la « descente aux enfers », c’est-à-dire Christine, Roland et Georges. Les Suisses, les Canadiens et les Belges devraient se trouver entre Rio Gallegos et Punta Arenas. La voiture de Philippe est restée à Buenos Aires, celle d’Antenne 2 à Bariloche, celle des Canadiens à Puerto Montt, le camion est défoncé, et la ligne sur Paris interrompue malgré les efforts de Jean-Claude. Nous allons enregistrer pour nous, loin de tous. D’ailleurs, Paris a commencé à noter les films sans nous attendre. Cette émission est devenue la nôtre.

C’est notre aventure, c’est notre fin. Comment pourraient-ils compren­dre, là-bas, ce que nous ressentons aujourd’hui après une telle aventure au bout du monde, au bout de nous-mêmes ?

Il est là, devant nous. Dès que je le vois, j’en éprouve un grand frisson. Le glacier est énorme, sa masse blanche nous aveugle. Nous restons en admiration, silencieux, muets, rassemblant quelques mots inutiles pour essayer d’en parler. Mais ce n’est pas la peine. Dans la vie, il y a des choses faites pour l’unique plaisir des sens. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau ni d’aussi saisissant. Le Perito Moreno !

Quatre kilomètres de large, soixante-dix mètres de haut, il avance chaque année à l’intérieur de la péninsule, se brise sur la rive, recule pour avancer à nouveau dans un grand fracas de glace. Il explose en voûtes ondulées, en colonnes élancées, en crevasses déchirées, en fissures de toute beauté, mouvantes et chantantes à la fois. Car le Perito Moreno vit : à chaque instant s’en échappent des craquements, des coups de tonnerre, des grondements sortis de ses entrailles bleues, déchirant l’air de leur vacarme infernal. Des pans de glace entiers tombent à la surface de l’eau déjà encombrée d’icebergs, projetant des blocs de plusieurs tonnes à des dizaines de mètres alentour. Alors que je présente le reportage de Christine, nous entendons un énorme gronde­ment, très sourd : derrière nous, une falaise de glace tombe dans l’eau, s’enfonce et refait surface en créant une suite de vagues impression­nantes. Au-dessus de nous, les responsables du phare nous adjurent de ne pas rester là et de remonter tout de suite. Nous apprendrons plus tard qu’à cet endroit précis, douze personnes avaient été enlevées par les lames glacées, les tuant sur place.

Je n’oublierai jamais le Perito Moreno. Ni les chemins qui y mènent ni la beauté qui s’en échappe, au rythme d’orages de glace, quand le feu du ciel devient un éclair blanc et que le tonnerre roule ses échos dans des cathédrales gelées.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".