Les rats d’Arabie Saoudite

Vendredi, 25 janvier.

Sur la terrasse du ministère de l’Information, le générique du Raid annonce des temps meilleurs. Les candidats ont tous revêtu leurs combinaisons « Fjall Raven» (marque des vêtements portés par les raiders), Philippe remonte à la surface, Thierry s’intègre parfaitement, Benoît obéit au doigt et à l’œil à notre réalisateur Jean-Michel Boussaguet arrivé ce matin ; à Paris, Jacky Ickx remplace à lui seul cinq invités ancienne formule. Quant à moi, j’essaie d’éviter de me prendre les pieds dans les fils en présentant « cette corniche qui a coûté la bagatelle de 650 millions de dollars et dont les palmiers ont été assurés ! ».

A ce moment-là, Alexandre, en retard, se faufile dans le groupe transi de froid, en passant un papier à Pierre Godde

  • Tu es convoqué chez les flics !

Pierre sort discrètement du plateau et interroge le suspect.

  • Qu’avez-vous fait ?
  • Ne maille pas (« Ne t’inquiète pas » en parler suisse). Tu sais, nous faisons un reportage sur une société qui dératise la capitale. A deux heures du matin, avec Alain, nous étions accroupis devant une palissade, en train de guetter des rats. Lui avait la caméra et moi la torche électrique. Et c’est là qu’une patrouille de police nous a interpellés. Ils voulaient confisquer le matériel ! Ils paniquent pour un rien, ici ! Nous avons été emmenés au commissariat où nous avons discuté pendant des heures ; ensuite, ils ont effectué une vérification auprès du ministère de l’Information. Maintenant, c’est à toi de jouer, car ils veulent te voir !

 

Pierre esquisse un calme sourire, quitte le plateau, et fonce au commissariat, en se remémorant la négociation qu’il avait menée pour le passage au Qatar. En toile de fond, il y avait cette espèce de couvre-feu vers 22 heures qui rend toute personne en balade suspecte ; et puis cette psychose incurable des infiltrations iraniennes ! Au poste, l’ac­cueil est glacial :

  • Monsieur Godde… Comment voulez-vous qu’on ne les prenne pas pour des espions ?… et en plus, ils avaient bu de l’alcool!…

La première accusation est réfutable. La seconde est grave dans un pays musulman : elle pourrait jeter Alexandre et Alain au fond d’une cellule. Pierre récupère la cassette des Suisses, tout en sachant que la police va demander au ministère de l’Information le contrôle et la censure non pas d’un seul film, mais de l’ensemble des cassettes des candidats.

Effectivement, un représentant du ministère arrive à notre hôtel le soir même, à la veille de notre départ pour l’Inde. L’homme investi du pouvoir suprême a des ciseaux dans les yeux. Il s’affale dans le canapé de la suite royale qu’il s’est fait ouvrir, au fond d’un long couloir, et commence à regarder d’un air désabusé chaque reportage. Les raiders attendent devant la porte, leur cassette à la main, une prière au bout des lèvres.

Pour aller plus vite, l’un d’eux propose de passer les bandes en accéléré, ce qui évite accessoirement d’écouter les interviews… Les femmes voilées de Monaco échappent au massacre, de même que les jardins de Doha vus par les Canadiens, le rallye d’Antenne 2, l’imposteur de l’ordinateur imaginé par les Belges également ; mais lorsque les rats de Doha apparaissent, notre censeur fait un bond dans le canapé moelleux !

  • Vous ne pouvez pas montrer cela !
  • Pourquoi ? s’étonne Alexandre.
  • Parce que… vous ne pouvez pas montrer des rats au Qatar !
  • Mais, répond Alex en le regardant droit dans les yeux, ce sont des rats, bien sûr; nous voulons montrer que les Qataris s’occupent de la propreté de la ville et font tout pour éliminer les rats, grâce à cette machine révolutionnaire que nous avons filmée.
  • Oui, mais ces rats, vous comprenez, ce n’est pas possible…

Les Dossiers de l’écran, version Qatar, se sont ouverts. Pendant une heure, les détracteurs, les défenseurs, le meneur de jeu, la partie civile et l’accusé font l’historique du rat à travers les âges, évoquant la peste et le choléra, Mai 68 et la longue marche, s’apostrophent en levant le ton, se confondent en excuses, multiplient les attaques, démontent les arguments. Mais le Qatari a raison puisqu’il est qatari et qu’il est chez lui. Les rats seront censurés, quoi qu’il arrive ! Il se lève, tourne les talons, et avant de refermer la porte, conclut :

  • De toute façon, ces rats viennent d’Arabie Saoudite !…
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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".