Les Raiders: concurrents ou amis?

Mercredi, 27 février 1985

En revenant à la tombée de la nuit, je vais faire ma « tournée d’inspection » dans les chambres. J’aime l’ambiance qui y règne lorsque les candidats, de retour de tournage, visionnent leurs images au milieu d’un véritable taudis où se mélangent chaussettes sales et haut-parleurs.

Les Raiders en Chine

En quatre mois de Raid, ils sont devenus de véritables complices que la compétition a rapprochés au long des kilomètres, résultat explicable après leurs trois semaines de vie commune pendant le stage de Montlhéry et les multiples aventures qu’ils partagent entre les villes- étapes. On les a poussés à être des concurrents ; ils sont devenus des amis, au-delà des rivalités programmées. Sur le terrain, je découvre chaque jour qu’on ne peut pas demander aux équipages de s’affronter quand la route les rassemble dans les mêmes épreuves, face aux mêmes obstacles. Loin de passer les uns devant les autres dans l’indifférence générale, ils se soutiennent, s’entraident, communiquent dès qu’ils le peuvent.

Ainsi, en Somalie, Christine et Guilène ont stocké des provisions pour l’ensemble du convoi, distribuant de l’eau et des médicaments aux globe-trotters en perdition, sans distinction de race et de religion. Il n’était pas rare de voir un cric français et une pompe suisse sauver une roue canadienne, ni un photographe dépanner un ingénieur du son. Leur solidarité ne s’est pas arrêtée sur le bord des pistes, mais s’est prolongée à chaque instant en une collaboration artistique que pas un producteur n’avait pu imaginer depuis Paris. Les points attribués par les jurés sont importants, ils ne sont pas essentiels. Ce qui compte, c’est la qualité générale de l’émission.

Voilà pourquoi Philippe a indiqué à Laurent Chomel une musique pour son film consacré aux fous de Tanzanie, aidé Christine à réaliser son reportage sur les réfugiés éthiopiens en Somalie, proposé à Roland une brochure sur le théâtre chinois pour lui donner quelques idées de sujets. Les Belges ayant du talent à revendre, Serge a suggéré à Alain la scène au cours de laquelle Rackham-Le-Gum jette un magnétophone à terre, diffusant la musique d’Indiana Jones. A Mogadiscio, lorsque les filles venaient d’apprendre qu’elles étaient classées dernières pour la deuxième semaine consécutive et risquaient ainsi l’élimination, Serge et Alexandre leur avaient spontanément proposé d’échanger leurs cassettes. Mais il était déjà trop tard car le film des Monégasques venait d’arriver à Paris.

A chaque étape, le scénario est le même.

D’abord les candidats, heureux de se revoir, perdent du temps à se raconter les aventures de la semaine, ensuite ils essayent de le rattraper au cours de la nuit précédant l’enregistrement de l’émission. Un véritable marathon durant lequel ils doivent visionner leurs rushes, les annoter et les ordonner séquence par séquence, plan par plan, choisir les musiques, écrire et enregistrer les textes, les commentaires et les traductions. Les voyageurs discutent, échangent leurs points de vue, proposent leurs services, prêtent leur voix pour les doublages, sans esprit de compétition.

C’est comme cela que Gauthier est devenu le traducteur favori de l’équipage T.M.C. Depuis le début du Raid, il a été successivement un enfant noir, un docteur chinois, un directeur de décharge publique, un réfugié vietnamien. C’est dans cette fièvre générale et contagieuse que les candidats brûlent leur nuit blanche, quelques heures avant d’apparaître à l’antenne, pour un poème d’amour, une enquête coup de poing, une fiction délirante. A leur manière, ils arrangent l’émission en la concevant comme un pro­gramme fait par une dizaine de personnes. Sur le fond, l’idée n’est pas mauvaise mais il me faut leur rappeler qu’ils forment cinq équipes séparées lancées dans une compétition francophone et qu’ils doivent se plier aux exigences du règlement.

Alexandre rouspète un peu comme d’habitude, il me traite de « gnome » et je demande alors aux « puceaux de l’information » d’aller « plancher sur leurs lancements » : car « si vous êtes mauvais à l’émission de Changsha, ça va barder ! ». Nos insultes amicales sont devenues un jeu qui a abaissé bien des barrières et établi un fantastique climat de confiance entre eux et moi. Je les aime car ils donnent sans espérer recevoir, estompant dans une complicité que seule la jeunesse permet les problèmes inavoués et les rivalités inévitables. Ils ont choisi le groupe en sacrifiant leur personne, et malgré toute l’amitié qui nous lie, préfèrent cacher au « papa-chef » de menues histoires et de brèves frictions pour couvrir les copains.

Ce soir, l’ambiance n’est pas bonne. Les sujets qu’avaient envisagés les candidats sont tous « tombés à l’eau » à cause de « la mollesse des interprètes qui les dissuadent de tourner ». En fait, les problèmes éludés jusqu’ici se posent dans toute leur acuité car les équipages n’ont que trois jours pour trouver et enregistrer leurs sujets.

Ils veulent sortir de la ville, bouger, prendre leur voiture, entrer dans les usines, dans les maisons et de plus interviewer un peintre sur la Révolution culturelle. Or, on ne filme pas facilement en Chine, non pas à cause d’une censure qui n’existe pas réellement, mais parce que les Chinois eux-mêmes ne sont pas habitués à cette liberté de circulation et de comportement qui vous fait pousser la porte d’une coopérative ou d’un hôpital en disant : « Coucou, c’est moi : J’ai une heure pour tourner mon enquête dans votre établissement. »

Pour effectuer ces déplacements et réaliser ces séquences, il faut obtenir des autorisations et c’est là qu’ont commencé les difficultés, nos tuteurs n’ayant pas vraiment compris quelle était la finalité du Raid et de notre traversée de la Chine. Pour eux, service des Sports ou ministère, les reportages des concurrents sortent de leur compétence. Ce problème des autorisa­tions, ils ne l’avaient pas imaginé une seule seconde. Les équipages demandent de réaliser une véritable performance à ceux dont la mission consiste simplement à les encadrer. Par la force des choses, l’attribution des autorisations est devenue une question de chance et de débrouillar­dise. Elle est surtout devenue une question de personne.

Ce matin, un interprète a été affecté à chaque équipage. Comme à la loterie, il y a les bons « qui ont compris tout de suite ce qu’il fallait faire » et les « mauvais qui multiplient les obstacles aux tournages ».

Les Français, retranchés dans la chambre 102, semblent appartenir à la première catégorie. Pourtant Georges et Roland affichent une triste mine.

  • Alors, où en êtes-vous ?
  • Ce matin, nous sommes tombés sur Chen, le meilleur interprète de toute la bande. Il nous a dit qu’il voyait bien ce que nous cherchions et nous a indiqué une prison modèle où les prostituées sont rééduquées. C’était génial ! On a discuté, on a téléphoné je ne sais combien de fois ; le sous-directeur était d’accord, nous avons pris rendez-vous et puis ce soir, avant de partir, Chen nous a dit que « ce n’était plus possible parce que les prostituées étaient parties en vacances » ! Nous avons insisté, rouspété, exigé de tourner quand même. On est sûr qu’il se dégonfle, qu’il a peur. Il n’a pas voulu appeler le ministère à Pékin. Les prostituées en vacances ! C’est n’importe quoi !

Pierre Godde, qui s’est renseigné de son côté, a appris que les prostituées sont effectivement en permission pour les fêtes de Nouvel An, enfin… celles que les Chinois veulent nous imposer, c’est-à-dire les bien-pensantes, les prostituées modèles ! Entre ce que demandent les raiders, ce qu’imaginent les interprètes, coincés entre le service des Sports, la sécurité, les administrations locales, et ce qu’il est possible de faire en Chine, des fossés infranchissables commencent à se creuser, séparant les « amis étrangers » des responsables chinois, pourtant prêts à faire le maximum. Mais le maximum en Chine ressemble-t-il au maximum en Europe ?

Chambre 103 : Philippe et Thierry fixent leur caméra à l’extrémité d’un long bambou.

  • Nous voulons tourner un reportage sur les locomotives à vapeur. Tu as vu comme elles sont belles ici ? En mettant le bambou et la caméra au ras des rails, ça va en jeter à l’image !
  • Où en êtes-vous pour les autorisations ?

Philippe est confiant pour le moment : « Nous allons pouvoir aller jusqu’à la prochaine gare mais auparavant, il faut faire des repérages, en attendant le feu vert. »

A sa manière, Philippe est une locomotive. Intelligent, créatif, il stimule les autres en imaginant des scénarios, en mettant en scène des personnages, en prenant beaucoup de recul par rapport aux sujets, en étant très exigeant sur la qualité du travail à rendre. Mais c’est sans doute le candidat qui a le plus de mal à suivre le rythme du Raid et ses contraintes d’horaires, de vitesse, de règlement. Pour créer et donner la pleine mesure de son talent, il lui faut le temps, la réflexion, la méditation, trois paramètres rarement réunis au même moment. Alors Philippe doute et en quelques secondes, comme à Djibouti, tout peut basculer. Notre jeu devient soudain dérisoire et la compétition ridicule. Il semble bien s’entendre avec Thierry, compagnon discret, efficace, passionné par l’image. Mais comme le dit souvent Philippe, on a plus de difficultés que les filles pour se faire comprendre des gens. A ce moment, la porte s’ouvre, laissant passer le minois réjoui d’un Chinois qui annonce : « Votre film sur les trains pose des petits problèmes. »

Chambre 104 : Sur son lit, Christine, notre « mère à tous », trie les lettres, les cartes postales d’admirateurs et les photographies de famille prises au dernier Noël, tout cela au milieu des guides de la Chine et de son raccommodage.

Je me sens bien avec les filles. Toujours décontractées, d’un contact facile, elles ont déjà séduit la moitié de la planète avec leur chevelure blonde et leur sourire que des candidats jaloux qualifient de « commer­cial ». Ni les mâcheurs de khât de Djibouti ni le Mahàràdjah de Jaipur n’ont pu y résister, ce qui vaut au couple de choc quelques allusions à peine voilées, plus perfides et certes moins nombreuses que pour « les girafes » ou « l’écolier de brousse », les deux morceaux d’anthologie de l’histoire du Raid. Depuis leur accident, Christine et Guilène ont remonté la pente d’une façon spectaculaire. Elles trouvent de bons sujets, approchent les populations, arrachent même des séquences inédites, au grand jour ou dans la clandestinité, sur les tas d’ordures de Tanzanie ou dans les couloirs dorés des palais princiers.

  • Quel thème de sujet avez-vous choisi ?
  • Nous enquêtons sur la natalité en Chine, me répond tranquillement Christine comme si cela était facile, sans problème.

En la « travaillant » un peu, j’apprends qu’elles se sont rendues ce matin à l’hôpital de Changsha.

  • Tu sais, le directeur était à la fois honoré et surpris par notre visite. Il avait un peu peur de ce que nous allions filmer. A un moment donné, je suis entrée dans la salle de travail. La sage-femme était complètement empêtrée dans sa blouse qui ne fermait plus. Alors de ma poche, j’ai sorti le rouleau de sparadrap que j’ai toujours sur moi et l’ai aidée à fixer sa blouse. Ce bout de sparadrap a tout changé. Elle a su que j’étais infirmière, donc que je pouvais l’aider. A partir de ce moment, j’ai été acceptée, j’ai pu rester et filmer ce que je voulais.

La suite va très vite. L’enfant s’annonce. Christine filme, Guilène tient la torche, mais c’est elle qui ressent les premières douleurs. Elle devient blanche, se sent partir, s’assoit en catastrophe, passe la torche in extremis à Christine qui continue de filmer. Enfin un petit garçon apparaît, plutôt surpris par ce comité d’accueil.

Chambre 105 : Francis a acheté un poster de Mao et Robert une casquette de Mao. Les deux font la paire. Petit à petit, nos cousins d’Amérique commencent à faire corps avec le reste du groupe. La glace a été rompue dans les déserts de Somalie. Francis se trouve moins génial, Robert joue Roméo auprès de Guilène. Compliqué tout cela. Avec sa moustache, il a plutôt l’air d’un bédouin échappé de la dernière oasis ! Eux ont choisi la photographie, le sport favori des Chinois.

Dans la chambre 106, des cumulus de fumée de cigarettes font tousser une bonne dizaine d’officiels en veste bleue. Comme chaque soir, c’est l’heure du jugement. A gauche, le service des Sports. A droite, le service de la Sécurité locale. Au milieu, une chaise vide, réservée à l’accusé Pierre Godde. En attendant son arrivée, les juges s’invectivent, échangent des paroles amères à propos de… notre comportement sur la route. Ce soir, Grâce est livide. Elle apostrophe Pierre dès son entrée dans l’arène.

  • Monsieur Godde, il y a des problèmes. Les gens de la Sécurité ne sont pas très contents car vous ne conduisez pas bien.

Pierre se tait, écoute sans bouger le monologue du gradé joufflu qui s’agite nerveusement. Sans parler chinois, il devine à l’ampleur des gestes des infractions plus ou moins graves, toujours étonnantes. Grâce attend la fin du typhon puis traduit l’assignation : « Il dit que, en Chine, on n’a pas le droit de fumer en conduisant ni de manger; et encore moins de tirer des feux d’artifice ! » Chaque jour, les mises au point se font plus sérieuses, plus importantes, plus longues, résultant souvent d’une différence d’interprétation. Nos deux mondes se cho­quent dans un délire verbal où personne ne retrouve ses mots ni sa patrie.

La nuit a surpris les candidats dans leurs angoisses. Seul Georges Siciliano, avec son accent inimitable, récite des comptines à la jolie Valentine, en lui donnant de tardifs rendez-vous à la boîte du rez-de-chaussée.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".