Les premières lumières de La Paz

Il est deux heures du matin lorsque nous entrons en Bolivie. En compagnie d’un guide, Georges Siciliano ouvre le convoi, démarre et… la fatigue aidant, fonce tout droit dans… le Titicaca ! Sur le pas de la porte, les douaniers se frottent les yeux devant cette noyade collective, en se demandant pourquoi nous n’avons pas pris la piste comme le font les ancêtres depuis des années-soleil !

Nous roulons toute la nuit, sans Denis ni Frédéric. Je me fais beaucoup de souci pour eux car la fatigue commence à nous faire faire n’importe quoi. Nous sommes constamment ralentis par des contrôles militaires. A chaque fois, il faut que j’aille décliner mon identité, le numéro de la voiture, son contenu. Dans de petites pièces froides, faiblement éclairées, des femmes sont couchées sur de vieux lits, aux côtés de militaires qui tamponnent nos documents de leurs mains gantées, tandis que les poêles agitent des ombres mystérieuses sur les murs. Christine dort à mes côtés, puis elle me relaye. Nous parlons peu. La fatigue a gagné le convoi. A plusieurs reprises, la voiture n’arrive plus à franchir les pentes. Il faut alors descendre en marche arrière, se mettre sur du plat, prendre son élan et franchir d’un seul coup le passage. J’aime cette nuit étoilée qui nous fait voir le ciel, j’aime cette nuit où les mots ne veulent plus rien dire et où seuls comptent les regards, les gestes, la présence. Nous roulons vers la même histoire, nous sommes ensemble loin de tout, sur ce plateau désert que la lune éclaire tendrement.

Six heures. Au loin, brillent les premières lumières de La Paz, comme des diamants sur une robe noire, longue et douce, que l’on brûle de toucher à force de l’admirer et d’en subir les appels mystérieux.

Sept heures. Derrière un virage, la ville de La Paz nous apparaît, immense. Fantastique, féerique, incroyablement irréelle dans cette dépression. Elle s’étale à nos pieds, s’accrochant à mille collines, dédale de toits gris, enchevêtrement de lampes blanches et jaunes qui émergent de l’obscurité. Nous descendons de voiture pour admirer ce décor hors du temps d’autant plus beau que nous l’avons désiré pendant de longues journées. La Paz s’éveille. Des autobus dégringo­lent des pentes vertigineuses, les ouvriers partent travailler, des femmes installent leurs étalages de laine d’alpaga sur les trottoirs poussiéreux. Chacun court vers sa vie, le souffle court, l’espoir entier. Enfin, nos voitures s’arrêtent… devant l’hôtel. Nos têtes sont mécon­naissables, nos corps recouverts de crasse, les tempes résonnent encore des cahots de la piste et de l’altitude enivrante. Je retrouve une partie des candidats arrivés depuis quatre jours ici. Tous butent sur des problèmes de transport : Roland attendait la voiture de Georges pour s’échapper sur les plateaux. Guilène convoitait celle de Christine pour partir dans un petit village. De leur côté, Alexandre et Robert se sont échappés dans la forêt amazonienne comme ils le pouvaient. La décision est dure à prendre, mais je suis obligé de leur interdire l’emploi des voitures du Raid, à bout de force, après cette traversée de l’altiplano. Les mécaniciens n’étant pas là et les risques de panne plus que probables, les voitures resteraient perdues à l’autre bout de la Bolivie. Ce serait une erreur de les laisser partir à quarante-huit heures de notre émission, donc de notre départ pour l’Argentine. Tout est calculé au plus juste. Je sais maintenant que nous allons « porter » les voitures jusqu’à la Terre de Feu. Elles en ont déjà beaucoup vu, leur résistance nous étonne tous les jours, mais nous ne pouvons plus leur demander l’impossible. Il va falloir lever le pied en gardant la moyenne, et vérifier tous les soirs leur état de santé. C’est ici, en arrivant à La Paz, que je commence à percevoir l’immensité de l’Amérique latine.

Les concurrents ont du mal à admettre ma prudence. Leur réaction est normale. Ils m’ont tellement entendu râler parce qu’ils ne s’éloignaient pas des grandes villes et aujourd’hui, je les y enferme ! Ce raid devient complètement fou. C’est un véritable studio de télévision ambulant; les uns tournent à des kilomètres d’ici, à bord de véhicules tout terrain ; les autres acheminent les voitures dans les sentiers d’enfer de l’alti­plano ; d’autres encore planifient, visionnent leurs images dans les chambres tandis que Jean-Claude Voquer filme les ravages de la leishmaniose en montagne et que Pierre Balian se démène pour acheminer une ligne téléphonique à 4 000 mètres d’altitude !

Après quelques coups de téléphone à Paris pour signaler notre position et préparer l’émission, je sors dans la rue afin de compléter le récit-étape.

Depuis des années, j’ai rêvé de cette ville accrochée aux Andes, très loin de tout. Les montagnes semblent l’avoir enfermée dans une cuvette. La foule grouille dans les petites rues pavées, tout en pente, le long desquelles les autobus jaune et bleu chargés de ponchos retiennent leur élan, dans une odeur de freins brûlés. De vieilles femmes vendent des foetus de lamas en récitant des formules magiques, ou des poudres multicolores aux vertus curatives. Les nuages aux couleurs éclatantes accrochent les clochers des églises espagnoles, des hommes fatigués proposent des pièces d’un autre âge aux touristes blasés. Tous ont le pas imposé par l’altitude, le souffle réglé par la montagne puissante.

Le plus étonnant, ce sont tous ces murs recou­verts à chaque centimètre de slogans politiques. On y parle encore de révolutions à faire dans ce pays qui connaît un coup d’Etat tous les six mois, voire cinq en une seule journée comme ce fut le cas en 1970. Quelle surprise ! Le pays des dictatures militaires se prépare à une élection présidentielle ! Deux favoris dans cette course à vous couper le souffle : à l’extrême droite, Banzer, à qui l’on doit déjà une dette colossale (il fut au pouvoir dans les années 70) ; et sur sa gauche, c’est-à- dire à droite, Victor Paz, à qui l’on doit une réforme agraire complètement ratée, mais aussi l’instauration du suffrage universel.

Deux futurs présidents à qui seront posés les deux gros problèmes qui rongent le pays : la coca et l’inflation. La cocaïne, c’est l’or blanc de la Bolivie. Trois cueillettes par an pour ouvrir trois fois de suite le tiroir- caisse. 35 000 tonnes de feuilles de coca par an et 17 tonnes de cocaïne en poudre, trafiquées, acheminées et vendues aux Etats-Unis pour la modique somme de 600 000 dollars le kilo. Une manne pour l’économie du pays, mais aussi le soutien indispensable pour « supporter cette vie difficile ». Les officiels reconnaissent discrètement que, sans coca, les 60 000 mineurs boliviens, par exemple, arrêteraient de travailler.

Quant à l’inflation, elle gagne quelques zéros comme on reçoit des médailles militaires. La Bolivie sans inflation ne serait plus tout à fait la Bolivie. J’ai demandé à des habitants d’en estimer le montant : personne n’a pu me répondre précisément. C’est la valse des chiffres, flèche en bas et zéro à la hausse. Le moindre billet valant un million de pesos ! En avril 1984, il a été dévalué de 300 % en une seule fois ! A l’image de La Paz, on peut dire que l’inflation a atteint les plus hauts sommets de la ruine éternelle. Une petite femme à qui je tends une pièce pour payer mon tube de dentifrice me rend une avalanche de billets que je ne peux même pas enfoncer dans ma poche. La Bolivie restera le pays du monde où en toute impunité nous avons mangé pour plusieurs millions. Une vie de milliardaires aux poches trouées !

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".