Les Français courent à la catastrophe

Jeudi, 14 février 1985.

Le coup de téléphone que nous recevons de Paris est bien réel, celui- là. Guy, de passage dans ma chambre, décroche le combiné. Il écoute longuement, s’étonne, s’impatiente, m’interroge soudain.

  • Tu as vu le film de Chomel avant l’expédition ?
  • Non, non, je n’ai rien vu…

D’après Roger Bourgeon et Jean-Michel Boussaguet, le film tourné par Laurent à New Delhi, pendant que Roland faisait la route d’Udaipur à Varanasi, n’est pas passable, et ce, pour plusieurs raisons. Techniquement d’abord : les images sont trop sombres pour permet­tre un montage efficace et complet en fonction du commentaire. Sur le fond ensuite : la fiction imaginée par Laurent met en scène un personnage qui sort de l’ambassade de France à New Delhi, une pile de papiers sous le bras, tandis que le texte off évoque ses difficultés pour les faire disparaître. Suivent des plans de militaires pris clandestine­ment à la gare de New Delhi, le jour de la fête nationale. Des plans qui pourraient suggérer que l’Inde vit sous la botte des militaires.

Or, que se passe-t-il au même moment ?

On accuse des personnes à l’ambassade de France de s’être transfor­mées en espions, au cœur de la capitale indienne. Une véritable «affaire» dont l’ampleur grossit de jour en jour, mettant en émoi les présidences des deux pays. Sans être un «pamphlet» ni une «bombe journalistique», les images sans grande intensité prises par Laurent risquent d’entretenir l’amalgame et d’être mal interprétées par le gouvernement indien. Leur passage à l’antenne pose à l’évidence plusieurs problèmes.

Premièrement, dans le cadre de nos négociations menées avec le gouvernement indien pour le passage du Raid, en pleine Année de l’Inde, ces images « prétextes » pourraient revêtir un caractère diffamatoire à son endroit. L’absence de toute enquête réelle, au moment où une équipe de la rédaction d’Antenne 2 vient de réaliser un reportage complet sur cette question, donne au sujet une certaine légèreté qu’aucun d’entre nous ne peut accepter, sans prendre de gros risques. L’Inde est un partenaire de premier rang pour la France. Surtout un client privilégié.

Deuxièmement, pour tourner ces images à la gare de New Delhi qui est un lieu public, Laurent aurait dû obtenir une autorisation spéciale, ce qu’il n’a pas fait. Ce n’est pas le plus grave, ce genre d’exercice étant l’un des attraits principaux du métier.

La troisième difficulté, c’est qu’entre-temps nos voitures sont entrées au Népal. Leur route s’arrêtant au pied de l’Himalaya, il faut les réexpédier à Paris après Katmandou, et cela ne peut se faire que par avion-cargo, depuis New Delhi. Concrètement, cela signifie que nous devons repasser en Inde. Si le film de Laurent est diffusé, il y a de sérieuses chances pour que les frontières se ferment, bloquant définiti­vement l’avancée du Grand Raid.

Quatrièmement : normalement, les candidats doivent me soumettre leurs sujets avant tournage, chaque fois que cela est possible. Il est vrai que Laurent était à New Delhi pendant que j’arrivais à Vàrànasi, mais je n’ai reçu aucun message ni coup de téléphone de sa part. Avant l’expédition de leurs films j’essaie, quand j’en ai le temps, de visionner leurs rushes pour savoir ce qui a été tourné, en discuter avec eux, sans jamais en contester le fond, à partir du moment où le règlement est respecté. Je me porte ainsi garant de leurs reportages.

Dans notre cas précis, Roger Bourgeon, directeur de l’épreuve, s’appuie sur l’article 10 du règlement stipulant que :

  • Avant de filmer ou d’enregistrer quoi que ce soit, les concurrents devront s’assurer que le thème ou l’objet de leur reportage ne nécessite aucune autorisation particulière ou n’entraîne le règlement d’aucun droit d’auteur, afin de garantir les télévisions contre tout litige ultérieur.
  • De même les documents réalisés seront acceptés par les télévisions sous réserve :
    • qu’ils ne soient pas contraires aux bonnes mœurs et à l’ordre public ;
    • qu’ils ne soient générateurs de préjudice pour quiconque, ni injurieux ou diffamatoires.
  • Il est rappelé qu’en tout état de cause, les télévisions conservent l’entière liberté quant à la programmation des documents susvisés et le droit de ne pas les diffuser, en raison notamment de leurs qualités techniques ou artistiques, de leur contenu, ou des exigences des antennes.

Règlement lu et accepté par chaque candidat avant le départ.

Jacques Antoine qui achève sa visite, Guy et moi convoquons Laurent dans ma chambre pour lui expliquer la situation. Une situation qui se complique pour l’équipage d’Antenne 2, dernier depuis deux semaines. S’ils terminent une nouvelle fois en queue de classement demain, ils seront éliminés.

Laurent est abattu, ne comprend pas, conteste aussi notre point de vue. Il se renseigne de son côté, obtient d’autres informations, d’autres avis. Lui reste persuadé que ses images ne sont pas si mauvaises et pourraient être diffusées. Il évoque le règlement de compte et pense que nous voulons « faire un exemple ». Deux fois déjà des équipages avaient couru des risques d’élimination : les filles de T.M.C. et les Canadiens. Connaissant leurs sujets, ayant vu leurs images, j’avais pu les défendre à distance. Dans le cas de Laurent je ne peux que m’en remettre à l’avis des responsables parisiens. Laurent nous quitte songeur et inquiet, pour aller réfléchir à la situation.

La nouvelle embrase très vite les couloirs de l’hôtel. A vrai dire, elle ne surprend pas beaucoup les candidats.

Dès son arrivée à Vàrànasi, Laurent avait raconté à Philippe le contenu de son film. Il ressortait de cette conversation qu’en face du Mahàràdjah de T.M.C. et du Rackham-Le-Gum des Suisses, les Français couraient à la catastrophe. Pour Philippe il était évident que l’équipage d’Antenne 2 allait se faire éliminer au prochain virage. Il en avait fait part à Roland, très abattu par cette perspective, et lui avait aussitôt proposé de l’aider : « Demain je vais tourner avec toi un film sur les bateaux du Gange ; ce peut être un bon reportage. Il faut tout faire pour vous éviter d’être trois fois derniers ». Le geste de Philippe était beau. Il reflétait très bien la solidarité grandissante qui unit les équipages depuis leur départ, au fil des étapes.

Mais Thierry, le soir même, était venu trouver Philippe pour le modérer dans ses élans :

  • Tu sais, Philippe, c’est bien d’aider les Français. Mais nous, nous n’avons pas encore de film. Je n’ai pas beaucoup de temps pour faire mes preuves. Je suis prêt à les aider bien sûr, mais pas à me sacrifier.

Philippe avait bien compris le message. Pour Thierry c’était important de trouver sa place au sein de l’équipage R.T.L., pour Philippe, ce n’était qu’un film sur les trente qu’il avait à tourner. Alors, ils avaient visionné les rushes de Laurent. Devant ces images que personne ne trouvait bonnes, les raiders n’avaient plus de doutes sur les chances de l’équipage d’Antenne 2. Ils allaient être derniers. C’était sûr.

A 11 heures du soir Jacques Antoine et moi partons aux quatre-fils (liaison sonore téléphonique), sur le toit du quartier général de la police, pour discuter avec les hautes autorités de l’émission à Paris.

Dans Katmandou endormie, vide, glaciale, une vache erre encore entre le temple de Vishnou et celui de Krishna. La liaison se prolonge au-delà de minuit, alors que les dieux sont déjà couchés. Mais Jacques Antoine qui crie du haut de la terrasse les empêche de fermer l’œil pendant un bon bout de temps. Nous essayons de tout faire pour qu’un film de l’équipage soit programmé coûte que coûte.

Malheureusement, Roland et Laurent n’ont pas amassé autant de provisions que leurs homologues canadiens et ne peuvent présenter que leur unique film de réserve, une fiction tournée dès leur arrivée en Afrique du Sud, de l’avis unanime jugée mauvaise. Je connais ce film et, lorsque nous rentrons nous coucher tard dans la nuit, ne donne pas cher de l’équipage d’Antenne 2.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".