Les épaves du Raid voguent vers l’arrivée

Punta Arenas, lundi 10 juin — minuit.

Dans le petit port, tous les candidats sont rassemblés pour l’ultime voyage. Ils sont ensemble, mais un peu séparés quand même. J’ai regardé Christine mais elle n’a rien dit. J’ai observé Robert mais il dansait tout seul dans cette fête improvisée. J’ai parlé à Philippe mais il était perdu dans ses pensées au bout du quai. J’ai souri à Alain mais il rêvait, enfoui dans sa doudoune, transi par le froid. J’ai laissé Guilène scruter les ténèbres et attendre le bateau.

Les lumières ont percé la nuit pour venir nous chercher. Une vieille coque appelée Rio Cisnes, qui s’est ouverte pour avaler nos quatre voitures et le camion. Les candidats tournent des séquences pour le dernier récit-étape, Gauthier manque de rater la passerelle d’embarque­ment et fait fumer l’embrayage. C’est le baroud d’honneur pour finir la tête haute. Le bateau glisse sur les eaux sombres. Il est trois heures du matin et je n’arrive pas à dormir dans ce container qui fait office de cabine. Il sent le renfermé, on y gèle, Frédéric râle parce qu’il a trop bu et que cela remue dans tous les sens. Je monte les escaliers, émerge sur le pont balayé par le vent, m’accoude au bastingage. C’est féerique. La lune à peine voilée colore nos voitures blanches de ses rayons blafards. A droite comme à gauche, les montagnes succèdent aux îlots, les rochers aux plateaux, formant un chenal très étroit dans lequel se faufile le bateau. Je contemple ces masses sombres qui se dessinent en silence et me dis que cette descente vers l’au-delà est décidément très belle.

En haut, dans le poste de pilotage plongé dans l’obscurité, le capitaine ne dit pas un mot. Il scrute le moindre obstacle, évalue les distances, donne quelques ordres, analyse les renseignements fournis par le radar sur lequel une poussière de taches vertes révèle des centaines de petites îles, collées les unes aux autres. Il y en a un millier jusqu’au cap Horn. Le brouillard s’est levé, réduisant la visibilité à quelques mètres. Toutes les trente secondes, la corne déchire les ténèbres. Le bout du monde doit être un endroit impossible. Soudain, le bateau ralentit, fait pratiquement du surplace. De chaque côté, les montagnes se sont rapprochées. Dans ce goulot d’étranglement, on pourrait presque les toucher. Avec son compas, le petit mousse fait de savants calculs sur la carte maculée de taches. C’est un véritable labyrinthe et je me demande comment ils font pour s’y retrouver. Des lampes rouges et vertes clignotent sur les rochers, nous manœuvrons lentement au milieu des récifs aiguisés, sous l’œil expert du capitaine qui a dû en voir d’autres.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".