L’enfer de la conduite en Inde

Mardi, 29 janvier.

Nous nous levons à quatre heures du matin. La nuit qui s’éternise semble avoir atténué la rumeur de Bombay. Un rickshaw déchire le silence avec son pot d’échappement crevé, un homme en guenilles respire à fond l’air que les ténèbres lui ont rendu. La mer vient mourir en douceur sur les galets usés du vieux continent.

La cafétéria est déserte, les visages des concurrents défaits par une immense fatigue. A partir d’aujourd’hui, ça va être la course de vitesse, une remontée « pied au plancher » pour traverser l’Inde, tourner deux reportages et enregistrer deux émissions en deux semaines !

  • Comment va ton pied, Christine ?
  • Ça va…
  • Tu vas pouvoir conduire ?
  • Oui, oui…

Christine Demont et Guilène Merland (TMC)

Christine est une fille extraordinaire. Elle sourit tout le temps et ne parle jamais d’elle, protégeant de ses silences complices la solidarité avec les autres raiders, malgré leur éclatement provisoire. Avec elle, il est inutile d’essayer d’obtenir une information en douce, quelque menu renseignement sur ce qui s’est passé dans la chambre des Belges, une petite indication sur l’horaire d’arrivée des Suisses à l’étape. Tandis qu’elle avale une tasse de thé, Alain nettoie ses lunettes, Guy étudie une carte plutôt approximative.

La journée sera chaude. J’aime ces matinées qui annoncent la tempête, les défis, quand tout est à faire et que cela dépend de nous. Uniquement de nous.

Sur le quai qui fait face à la mer, notre petite voiture attend son tour, comme celle des autres raiders, prête à avaler le continent indien.

Au fil des kilomètres, elle est devenue de plus en plus présente, de plus en plus fascinante à telle enseigne qu’on ne peut facilement s’en séparer. Nous y passons trois jours sur sept, nous y dormons, nous y mangeons, nous nous y reposons. Nous l’avons aménagée pour mieux y vivre, les bagages sur le coffre étanche, les câbles dans les malles, la baladeuse pour étudier les cartes de nuit, la caméra branchée en permanence sur la batterie, les Thermos accrochées aux portières, l’ouvre-bouteilles dans celle de gauche, les cassettes dans celle de droite. C’est elle qui nous fait voir le monde, c’est elle qui use les nerfs, qui nous perce les oreilles, qui nous brûle les yeux, qui nous fait rire, pleurer et nous crève de fatigue.

A chaque fin de parcours, le dos brisé et la tête démolie, nous nous mettons à la haïr au point de vouloir l’abandonner ; mais c’est pour mieux en rêver la nuit, pour mieux la soigner quand elle saigne, pour la désirer à nouveau, s’y installer le lendemain, dans un mélange de parfums refroidis et d’odeurs matinales. Insensiblement, nous faisons corps avec elle. Nous nous sommes mis à les aimer.

Guy s’installe au volant, moi je prends la caméra pour enregistrer le récit-étape. En Inde, il faut l’avoir à tout moment sur les genoux, car le spectacle y est permanent !

A six heures, les faubourgs de Bombay s’estompent dans un mélange blanchâtre de fumées et de brume. Ce que nous découvrons est à peine croyable : sur des kilomètres de longueur, des hommes et des garçons sont accroupis de chaque côté de la route, au-dessus des caniveaux, pour y faire leurs besoins, un récipient d’eau à la main en guise de papier, formant dans un alignement presque militaire la plus insolite des haies d’honneur que le Raid aura connues !

Après la sortie interminable de Bombay, les problèmes commencent. Devant nous des camions; à droite et en face, des camions. Sur les bas-côtés, des camions. Au milieu, des camions. Pas une seule place pour s’y faufiler ! Ils doivent être là depuis des heures ! Pas un signe d’énervement. Pas un mouvement de mauvaise humeur. Pas un mot plus haut que l’autre.

Nous restons ainsi bloqués plus d’une heure. Chaque fois que je filme, les passagers entassés sur des sacs ou des bidons font de grands gestes amicaux. De manière dispersée commence alors la fuite par les bas-côtés. Chacun s’enlise dans du mauvais sable, y laisse un pare-chocs ou un phare, mais se donne l’illusion d’agir et de tenter quelque chose pour l’amélioration du quotidien, ce qui est l’essentiel. La route nous offre son cirque ininterrompu, le spectacle folklorique du déchaîne­ ment de la vie. Devant nous, un camion est tellement chargé que son chauffeur a accroché ses babouches à l’arrière comme des feux de détresse ; et puis, cette charrette freinée dans une descente par un homme assis sur un pneu et tiré à l’arrière par une corde ! Ce camion aussi dont ont été enlevés le chargement, la bâche, la cabine : il ne reste que le chauffeur, tête en avant, foulard au vent, son siège, le levier de vitesse et le volant ! Une constatation : cela va nettement plus vite.

Pour le reste, la conduite en Inde ressemble plutôt à un enfer. Il n’y a pas d’ordre, aucune méthode, aucune rationalité, aucun sens. La seule règle est qu’il n’y en a pas. L’allure est vive, soutenue, faisant défiler l’Inde à 100 km/h dans nos rétroviseurs. La voiture frôle les promeneurs, rase les bicyclettes qui débouchent aux carrefours, se faufile entre les camions qui déboîtent au dernier moment en voulant éviter un trou, se perd dans les villages surpeuplés, se noie dans les villes sans indications. Ces traversées interminables brisent notre moyenne.

Nous ne tardons pas à comprendre certains usages « locaux », avec un peu d’effroi, je dois dire… Les dépassements, par exemple : les véhicules doublent en général sans aucune visibilité et à vive allure. Ils se font face jusqu’au dernier moment, puis se rangent très vite dans leur file. C’est ainsi que, quatre fois, nous avons plongé dans le fossé pour éviter le choc frontal. Les filles aussi qui, ne voyant qu’un phare allumé en pleine nuit, ont pensé croiser une motocyclette. In extremis, elles ont vu l’énorme camion qui allait les écraser. La voiture est allée dans le bas-côté, le rétroviseur volant en éclats. A quelques centimètres près, nous enregistrions le quatrième accident du Raid…

C’est l’horreur. Souvent les chauffeurs prolongent jusqu’à la dernière extrémité leur dépassement aveugle, pensant que leur « adversaire » se rangera avant eux. Alors c’est la collision, effroyable, sans espoir. Comme celle après laquelle nous arrivons. Guy freine : sur la chaussée, gît la carcasse d’un poids lourd complètement disloquée. A côté, un autre camion, renversé sur le flanc, dont la structure de bois a littéralement explosé. Un étrange silence entoure cet amas de ferrailles. Sous un arbre, un homme seul est assis. Je m’approche de lui. Son regard lointain et profond n’exprime que la fatalité.

  • Que s’est-il passé ?
  • Nous allions à Jaipur… Pour lui, c’est fini… c’était mon meilleur ami…

L’homme parle lentement. Il est triste, mais ne pleure pas, n’accuse personne. Dans une sorte de résignation soumise, il trouve sans doute une explication à chaque minute de sa vie. « Cela devait arriver, c’était à mon tour… »

Je lui demande ce que sont devenus les deux chauffeurs. D’un geste lent, il nous montre les bas-côtés de la route où deux tas de cendres achèvent de se consumer. Ils ont été immédiatement brûlés.

A chaque virage, dans chaque ligne droite, la route tue, déroulant sur des kilomètres le spectacle apocalyptique de la folie des hommes pauvres, contraints de charger au-delà du raisonnable leurs camions vétustes, obligés de rouler des nuits entières sans dormir. Pour quelques roupies de plus qui leur permettront un prochain voyage. Mais bien des voyages s’arrêtent dans un fracas de tôle. Partout, ce ne sont que des carcasses écrasées, des camions plantés comme des obus, au fond des ravins le nez en l’air ; d’autres renversés sur le toit, couchés sur le côté, les roues éclatées, les essieux brisés, la cabine broyée. Un peu plus loin, un attroupement sur la route nous contraint à descendre de voiture. Un gamin gît sous les roues d’un camion, le crâne ouvert. A quelques centimètres, la cervelle baigne dans une mare de sang. Personne ne parle.

Je me dis à ce moment que nous ne finirons jamais entiers cette remontée de l’Inde, que le temps nous fait faire n’importe quoi, que les distances sont beaucoup trop importantes, et que les raiders « soli­taires », ne pouvant pas se faire relayer, vont connaître des moments difficiles. Surtout Christine dont le pied avait considérablement enflé ce matin.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".