L’empereur de la pub est au septième ciel

Jeudi, 14 mars 1985.

Comme à chaque veille d’émission, je reste enfermé dans ma chambre pour visionner les cassettes du récit-étape, celles des candidats, pour rédiger mon commentaire et entrer en contact avec Paris afin de préparer le conducteur du programme. Je suis impatient de découvrir les images de la Cité interdite, de la Grande Muraille, des tombeaux des Ming. Quelle joie de pouvoir faire partager ce spectacle à des millions de téléspectateurs !

J’enclenche la cassette, les premiers temples apparaissent… en noir et blanc ! Je n’arrive pas à le croire, tripote tous les boutons, vais plus loin pour découvrir la muraille et les tombeaux dans le même état. Tout ce que j’ai filmé est inutilisable. Je suis furieux et appelle tout de suite Jean-Claude pour savoir d’où vient le mal. Il retourne le magnétoscope, soulève un capot et me dit : « Le loquet est verrouillé sur noir et blanc. »

  • Il faut tout recommencer ?
  • Oui.
  • Mais je ne comprends pas. Que s’est-il passé ?
  • C’est un magnétoscope de secours que tu as pris et il avait dû rester bloqué sur noir et blanc à la suite du tournage d’un équipage qui avait sans doute cherché à réaliser un effet spécial.

Je suis hors de moi car nous enregistrons demain. Il n’y a pas une image à monter dans le récit-étape. Une véritable catastrophe qui va nous amener à tout recommencer. Retrouver une voiture, un chauffeur, un interprète, foncer à la Grande Muraille, à la Cité, sur le Chemin des âmes. Jean-Claude n’est pas disponible car il doit établir la liaison aujourd’hui. Reste Benoît, le cameraman, encore plus pâle qu’hier. Il accepte de partir mais, pris de vertiges, ne pourra jamais monter jusqu’en haut de la Muraille. Malgré tout, Benoît sauve la situation, sans pouvoir organiser, faute de temps, le long travelling que j’avais réalisé sur la voix sacrée : une Acadiane roulant face à l’objectif sous le regard impassible des vingt-quatre statues de pierre.

J’utilise donc la séquence prise hier en noir et blanc que j’accompagne de ce commentaire : « Cinquante-trois ans plus tard, notre passage sur la voix sacrée. Une image noir et blanc, notre humble hommage à ceux qui nous ont balisé la route en 1932. Car ici, en Chine, aucune expédition ne s’est réalisée entre la Croisière jaune et le Raid. C’est la première fois qu’un rallye automobile relie Canton à Pékin. Une image noir et blanc comme si elle appartenait déjà au passé, car après le Raid, les Chinois vont ouvrir cette route aux étrangers. Un demi-siècle a passé. Alors combien de jours avant la prochaine expédition ? »

Je lance cette interrogation, micro en main, au pied du Temple du ciel, l’un des plus somptueux de Pékin. A l’autre bout de la ligne, Jacques Séguéla, l’empereur de la pub, remue sur son fauteuil. Lui aussi a fait le tour du monde, mais en 2 CV, lorsqu’il préparait son doctorat. Dès la fin de mon récit-étape, il commence sa plaidoirie : « Si je pouvais donner ma vie contre la leur ! » « Pas question », répond un candidat. « Ils ont la vie devant eux ! Ce que je trouve formidable dans cette émission, et par rapport à la précédente, c’est que vous l’avez ouverte à l’imaginaire. »

A mes côtés, Alexandre et Alain, les rois de la fiction, tendent l’oreille vers le haut-parleur.

« Je sais que le jury s’est divisé là-dessus, mais la vie d’aujourd’hui, c’est ça. Traîner sa caméra en grand reporter ou en grand poète. Ces spots sont faits avec talent. C’est la génération de la vidéo ! Deux caméras dans les yeux, un micro dans la bouche ! »

Les Suisses sourient, exultent. Depuis le départ du Raid, c’est la première fois que le grand témoin défend ouvertement les films de création. Au cours des semaines, il faut dire que le débat s’est amplifié, divisant les jurés, déroutant les téléspectateurs pour qui « ce n’est pas la peine d’aller au bout du monde faire ce genre de films que l’on pourrait tourner en France »…

Autant dire que sur le plateau, le courant passe. Les candidats se sentent mieux, avant même que le moindre point n’ait été attribué. Jacques Séguéla n’en reste pas là. Il traite Roland et Georges de « fils de pub » ; encense l’équipage helvétique qui vient de signer, pour une fois, un reportage consacré à la nourriture chinoise : « Ce sont mes chouchous mais leur sujet part… en nouilles. L’imaginaire exige le jusqu’au-boutisme. » Ce à quoi Alexandre, qui sent la grâce l’envahir, répond les mains jointes : « Si tout le monde pensait comme ce Séguéla , ce serait fantastique ! »

Au hit-parade des compliments, la première place n’a pas encore été attribuée. Le « Journal d’un fou », réalisé par les Belges, le fait sauter au plafond. « C’est l’écriture clip. Avez-vous vu ce film ? Chaque plan fait l’amour avec l’autre ! On a tout à réapprendre. Les vieux cons que nous sommes ! » Les Belges pouffent de rire. Ils sont contents. Tous se sentent compris aujour­d’hui. Encouragés. Soutenus. Je réalise à quel point, malgré leur fausse décontraction, les candidats sont sensibles à ce qu’on leur dit depuis Paris, surtout lorsque le témoin est « crédible ».

Reste l’épilogue pour lequel Jacques Séguéla prend le temps d’une réflexion. « Chine, attention. Ne passe pas trop vite du Palanquin des Larmes à la Cité des Femmes. Essaie de conserver tes racines malgré toutes les turbulences qui t’attendent. » De son goupillon, il bénit une dernière fois l’assemblée des candidats : « A quelqu’un qui lui demandait : Est-ce que vous croyez ? Brel avait répondu : je crois que Dieu, ce sont les hommes, et qu’un jour, ils le sauront. Lorsqu’on voit toute cette jeunesse, avec leur passion, avec ce talent, on a envie de dire : ça y est, ils savent qu’ils sont des hommes ! » Amen. Générique de fin. La Chine, c’est fini. Un ange passe. Les équipages auréolés s’en vont préparer leurs malles et trouvent ce soir que le Raid, « c’est vraiment génial ! ».

Ceux qui trouvent le Raid moins génial, ce sont les officiels chinois. Notre arrivée à Pékin a fait déborder la marmite mongole. Le papier toilette sur la place Tien-An-Men, Gauthier sur le toit, la « prod » se perdant sur le périphérique, cette fois c’est trop. « Vous avez essayé d’échapper à la voiture de police ! » dit-on fermement à Pierre Godde, convoqué une nouvelle fois devant les autorités suprêmes du service des Sports. C’est le règlement final, l’ultime mise au point, la condamnation sans appel. Derrière les kampei souriants, voici la liste des méfaits, des erreurs commises par les honorables amis étrangers pendant trois semaines. Comme nous, ils sont contents d’avoir réussi cette première traversée, mais étant responsables de nos actes, ils se sont vu infliger une amende de mille dollars par la Sécurité, pour ne pas nous avoir suffisamment « tenus ».

Cette facture, ils refusent de la payer bien sûr, et la glissent ostensiblement sous les yeux de plus en plus bridés de Pierre Godde qui fait le mort à son tour. Il veut être accusé directement par les responsables de la Sécurité et non par un intermédiaire. Il veut avoir des interlocuteurs en face de lui, écouter l’acte d’accusation, lire la liste détaillée des infractions commises, en discuter chaque pénalité.

L’atmosphère se détend car tout le monde est en porte à faux. Pierre se trouve à la limite de la souplesse du système, face à une grande rigidité. Les positions sont fermes. Chacun abat ses cartes au cours d’un intense face-à-face qui durera deux jours, avant que la partie bascule. Dans cette pièce dont Pierre ne connaît ni les règles ni les subtilités, chacun essaie de ne pas perdre la face. En fin de compte, après la lecture d’une liste interminable de « attendu que… des jeunes… », la Sécurité retire son amende au service des Sports. C’est encore plus compliqué que la marche des canards et des poules, mais cela se termine, une fois de plus, par une série de kampei triomphants, à l’amitié retrouvée entre condamnés de tous les pays.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".