Le problème de Philippe

Il reste encore le problème de Philippe à régler.

Depuis plusieurs jours, je le trouve préoccupé, inquiet. Ce n’est plus le même. Lentement, il s’est refermé sur lui-même, me demandant obstinément de rester à Buenos Aires après notre départ, pour faire développer un film super 8 qu’il compte inclure dans sa prochaine fiction. Une histoire qui lui tient terriblement à coeur. Celle de ces filles originaires du Mexique ou de la Californie, venant se prostituer en Amérique latine où elles se font entretenir puis droguer. Souvent à la limite de l’overdose, elles sont un jour bâillonnées et tuées face à une caméra. Ce spectacle sordide est enregistré aux Etats-Unis ou en Scandinavie avant d’être revendu très cher sous forme de films, au Brésil ou en Argentine.

Pour réaliser ce sujet, Philippe a longuement erré dans les rues de Buenos Aires à la recherche d’une fille qui accepterait de jouer ce rôle, prête à se déshabiller devant sa caméra. Le plus important pour lui étant de donner une crédibilité à la séquence, il a transformé sa chambre d’hôtel en une cellule sordide, faiblement éclairée par un petit spot. La fille dénudée sur le lit, l’homme qui s’apprête à la poignarder, le résultat devrait bien rendre sur la pellicule super 8 à condition de pouvoir la faire développer ici. Mais les délais sont longs et Philippe me demande d’attendre deux, trois, quatre jours, peut-être plus, au moment où nous devons tous partir pour Santiago.

J’ai souvent fermé les yeux sur un certain nombre d’entorses faites par les uns et les autres au règlement, pour ne pas paralyser la marche générale de l’émission, mais cette fois je ne peux pas accepter que Philippe se dissocie du groupe et reste seul à Buenos Aires. Il ne m’apporte aucune garantie sur les délais de développement de son film, les routes sont mauvaises, l’entrée au Chili aléatoire. Lui affirme de son côté qu’il sera à Puerto Montt la semaine prochaine, qu’il a le droit de « s’éclater » dans ce raid et faire enfin le film qui lui plaît. Dans le fond, je lui donne raison. Un règlement est souvent absurde dans ses applications mais il en connaissait les clauses et les obligations avant de partir. Si je fais une exception pour lui, pourquoi ne le ferais-je pas ensuite pour d’autres ?

Plusieurs fois Serge est venu dans ma chambre pour négocier. Il est embêté, ne sait que faire, soutient Philippe, comprend mon entêtement à ne pas vouloir le laisser en arrière. Je sais que le film est tourné. Je sais aussi que Philippe a rencontré des problèmes graves pendant sa réalisation. Mais je ne sais pas lesquels ni comment, ni pourquoi. Il refuse obstinément de m’en parler.

Dans la chambre l’ambiance est tendue, les concurrents sont silencieux. Guy aussi s’est tu. Tout le monde sent le moment approcher. Je me tourne vers Philippe, assis par terre. Il n’a pas dit un mot de toute la réunion. Je me demande ce qu’il a, ce qu’il nous cache, ce qui le retient réellement à Buenos Aires. Il sait qu’il doit accepter de quitter la capitale, faute de quoi ce sera le retour sur Paris. Je hais ce moment où il me faut jouer le chef alors que j’ai tellement envie de m’asseoir à côté d’eux, de rire avec eux, de comprendre leurs problèmes et de partager leurs inquiétudes.

  • Alors Philippe, que fais-tu ?

Il ne donne pas de réponse. Sa tête baissée et son silence en sont une. Un peu plus tard, il nous annonce qu’il reste pour terminer son film et attendre le développement. Ensuite, « je rentre à Paris »…

Tout le monde sort de la chambre. Guy et moi sommes énervés, car ce briefing nous a terriblement retardés. Nous devrions être partis pour Santiago depuis deux heures. Rapidement, nous bouclons nos bagages, descendons dans le hall de l’hôtel, griffonnons les factures de nos signatures hystériques, tandis que Philippe sort de l’ascenseur en nous annonçant d’une voix grave : « J’arrête le Raid. Je rentre sur Paris. » Aussitôt, Guy et moi remontons dans la chambre pour appeler Jacques Antoine que nous réveillons en pleine nuit à Paris. Il faut expliquer, convaincre, discuter. Ensemble nous trouvons un terrain d’entente qui permettra à Philippe d’achever son film à Buenos Aires, et l’obligera impérativement à être présent sur le plateau de Puerto Montt, faute de quoi il sera éliminé. Nous sommes de plus en plus énervés. Serge risque de faire tout seul la route et cela ne me rassure pas. Dehors les badauds admirent nos voitures comme cela se passe de façon ininterrompue depuis le début de la semaine. Un petit homme à moustache, désignant les grilles de désensablement sur le toit de notre Visa, me demande si ce sont des capteurs solaires. Sous une pluie battante, Guy démarre en trombe. Nous ne voyons rien. En pleine ville, nous montons sur un terre-plein et accrochons une borne de sécurité. C’est la valse des demi-tours en tous sens pour sortir de ce véritable labyrinthe.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".