Le jour où le Raid a failli basculer dans l’horreur

Philippe respire maintenant. Pour lui s’achève une course effrayante à travers l’Argentine et le Chili, mais aussi l’un des passages les plus éprouvants de son raid. Car, à Buenos Aires, Philippe a vécu des moments particulièrement intenses lors de son tournage consacré au « Snuff », donnant a posteriori une explication à ses doutes, son attitude renfermée, ses hésitations et sa volonté de rester en arrière dans la capitale argentine. Notre absence de discussion réelle m’a empêché de le comprendre, peut-être aussi de le défendre, au milieu d’une situation dure que j’avais pressentie, sans imaginer que la réalité puisse à ce point dépasser la fiction.

Comme dans tous les moments difficiles, Christine, une nouvelle fois, avait été mise à contribution. Un soir, alors qu’elle revenait de son reportage sur les grands-parents d’enfants disparus, Francis avait couru à sa rencontre, dans le hall de l’hôtel.

  • Christine, peux-tu venir poser des points de suture à quelqu’un ?

Fiction ou réalité, Christine n’avait pas compris tout de suite si elle devait participer à un tournage ou soigner effectivement un blessé. Ses doutes avaient été rapidement dissipés dès son entrée dans la chambre 185, transformée en studio de tournage. Au milieu des câbles, des projecteurs et des caméras, Philippe et Alain étaient là sans rien dire, prostrés, consternés, ne comprenant pas ce qui venait d’arriver. Sur le lit, une fille à moitié dénudée se tenait les côtes en rigolant.

Depuis quelques minutes, Philippe avait commencé son fameux film dans lequel on assistait au faux meurtre d’une femme « en direct ». Tout se déroulait normalement lorsque, voulant donner plus de réalité à la scène qu’il répétait, Philippe avait fait semblant de poignarder la fille, avec un objet tranchant. Mais voilà, il ne s’était pas arrêté à temps et l’avait blessée sous la poitrine. Le sang coulait. Un vent de panique était en train de traverser la chambre. Philippe et Alain étaient très pâles, la fille disait ne pas souffrir mais sa blessure saignait et nécessitait des soins médicaux.

Après, tout avait été très vite. Les responsables de l’hôtel avaient appelé une ambulance, Christine posait les premiers pansements tandis que les candidats s’efforçaient d’éliminer certains détails gênants et d’élaborer une version plausible de « l’accident ». Dans l’ascenseur, Gauthier tentait de détourner l’attention auprès de l’équipe de produc­ tion que les raiders voulaient tenir à l’écart de l’événement. En quelques minutes, Christine s’était retrouvée dans l’ambulance qui sillonnait Buenos Aires, toutes sirènes hurlantes, sans savoir où elle se dirigeait. Elle serrait très fort la main de la blessée tout en essayant de répondre adroitement aux questions de plus en plus insidieuses que lui posait une femme médecin, pas dupe de la situation. Le ton avait monté. Elle voulait faire un rapport à la police ; Christine tentait de la décourager, redoutant le pire pour Philippe.

Ils avaient attendu longtemps au service des urgences de l’hôpital, assis sur un petit banc. Devant leurs regards anxieux, des brancards défilaient dans les cris et les pleurs, sur lesquels se trouvaient des victimes d’agressions, le crâne défoncé ou la tête plongée dans un coma éthylique. Tous les quarts d’heure, le médecin revenait à la charge. Elle ne s’inquiétait pas de l’état de santé de la jeune fille mais ne parlait que de police, de déposition, de plainte. La blessée réconforta Philippe qui, du coup, partit acheter des fleurs. C’était la première fois que quelqu’un avait un geste si délicat envers elle. Enfin le résultat des radios avait été annoncé : il n’y avait rien de grave mais des points de suture étaient nécessaires, trois ou quatre sur le côté d’une côte.

« Ce qui était atroce pour moi, m’a avoué plus tard Philippe, c’était le geste. C’était de voir jusqu’où j’étais allé pour faire un film. Ensuite j’ai passé des nuits sans dormir. Je n’avais pas pu revenir dans cette chambre sordide. Je faisais sans arrêt des cauchemars dans lesquels je voyais des poignards plantés dans les coeurs. Je me réveillais en pleine nuit, en serrant mon bras contre les côtes. C’était atroce ! » Ensuite, Christine avait essayé de le convaincre de faire un autre film, d’oublier tout cela. Mais Philippe est têtu. Il voulait absolument tourner son sujet, au risque de se faire éliminer. Il commençait à perdre la tête et ne pensait qu’à rentrer à Paris. La fille est revenue, les lumières se sont rallumées, le spectacle a continué. Des journaux ont évoqué l’affaire, le reste appartient au temps.

Voilà pourquoi, au même moment, Philippe s’enfermait dans un mutisme déconcertant et me demandait de rester après nous à Buenos Aires. La folie de notre descente en Amérique latine ne nous a pas permis d’en discuter, de remettre en question un programme, de retarder un rendez-vous. J’ai regretté que Philippe ne m’en ait pas parlé car j’aurais aimé être le premier à l’aider.

Ce n’est pas cette histoire qui a le plus surpris Christine. Le lendemain de cette affaire, elle était remontée dans la chambre 185. Rien n’avait bougé, les draps maculés de sang, les taches dans la salle de bains, les lits de travers. Aucun candidat n’avait eu l’idée de mettre un peu d’ordre dans la pièce, laissant un certain nombre d’indices à la disposition d’éventuels enquêteurs. Christine a dû tout ranger, tout laver. Cela, elle a eu du mal à l’admettre… malgré son large sourire qui a effacé toutes nos plaies. Comme d’habitude…

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".