Le grand saut au-dessus du Pacifique

C’est le grand saut par-dessus le Pacifique. Huit heures de vol pour une nuit bien courte, car au milieu de l’océan, nous franchissons la ligne de date. Le jour se lève déjà. Cela veut dire que, partis samedi soir, nous arrivons samedi matin, rajeunissant de quelques heures, le sommeil à l’envers, les pendules en déroute. Thierry Devillet est dans l’ouate, Alain Margot ne bégaye plus, Georges Siciliano n’a plus la force de bavarder avec ses copines de bord.

A dix heures du matin, le Boeing se pose enfin à Vancouver, livrant au continent américain quinze personnes en état de léthargie profonde. Je ne reconnais pas tout de suite notre nouvel avant-courrier, Pierre Balian. Avec sa casquette à visière, sa barbe et sa chemise bleue à carreaux, je ne l’ai pas distingué des trappeurs et cherche tout de suite à savoir où il a garé son scooter des neiges : « Salut ! Pas trop tôt… Cela fait huit mois que j’attends ! »

Nous devons débarquer nos trente-cinq malles, les ouvrir, remplir les déclarations d’entrée, le permis de travail, passer la douane et les réembarquer aussitôt dans un avion partant pour Fort Saint-John au nord de Vancouver, où nous ferons une escale d’une nuit avant de repartir pour Fort Nelson, encore plus au nord. Les Rocheuses enneigées éclairent notre cabine. Cette fois, nous sommes bien au Canada !

A côté de moi, Francis et Robert s’agitent comme des rapatriés qui reviennent au pays et parlent plus québécois que jamais. Ça promet ! Ils me récitent la recette du sirop d’érable, niais, entre deux prises de vue et le plateau repas qui se renverse sur mon jean, je n’en saisis pas toutes les subtilités.

Le bâtiment de l’aéroport de Fort Saint-John est minuscule. Dès que les responsables de la ville nous ont souhaité la bienvenue, nous entassons nos bagages dans les grosses américaines et les Range Rover, les malles restant dans le hangar de l’aéroport pour être embarquées directement demain matin. Les moteurs ronronnent sans faire de bruit, à peine couverts par la complainte de Bob Dylan ; au loin, les maisons se sont repliées sur elles-mêmes, agitant le paysage de leurs fumées blanchâtres.

A l’hôtel, les moquettes épaisses retiennent la chaleur, la chambre est cossue, la baignoire est neuve, l’électricité fonctionne, l’eau est chaude, la télévision étale ses chaînes concurrentes. Nous retrouvons ce que nous appelons « la civilisation », le monde facile. C’est étrange de reprendre contact avec ce que nous avons quitté depuis des mois et dont nous nous sommes si bien passés. Les odeurs, les moustiques et la lampe à pétrole me manquent ce soir. Aussitôt arrivés, nous devons assister au banquet préparé en notre honneur par la municipalité. Les verres sont moins nombreux qu’en Chine, mais l’esprit est le même, depuis que nous sommes devenus docteurs ès kampei !

Nous étonnons plus d’un Canadien et, entre deux remises de médailles, ouvrons notre conférence de presse devant une forêt de micros et de caméras. Alain et Alex expliquent Rackham-Le-Gum, les filles prétendent qu’elles n’ont pas de problèmes pour rencontrer les gens (surtout les mahàràdjahs … ), Georges et Roland passent une nouvelle fois derrière le buffet tandis que Francis et Robert se sentent hors concours puisqu’ils sont chez eux. Ensuite, la soirée s’éternise autour de grosses chopes de bière dans une boîte du Nouveau Monde dont les murs sont chargés de selles et de chapeaux de cow-boys. Mais est-ce une soirée qui commence ou la matinée qui finit ? Plus un candidat n’est en mesure de dire quel jour nous sommes ni l’heure qu’il sera tout à l’heure ou demain, quand nous nous réveillerons d’une sieste longue ou d’une nuit courte. Bonsoir, ou bonjour. Enfin, au revoir !

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".