Le drame des disparus d’Argentine

Où que l’on aille à Buenos Aires, on retombe toujours sur les mêmes préoccupations, celles attenant aux droits de l’homme. Je pensais trouver un pays gai, tourné vers son avenir. Ici, les gens sont tristes et ne sourient que par politesse. Leur passé a pris le dessus et les promène chaque jour dans des interrogations coupables. Dans chaque journal, à la télévision, à la radio, les journalistes ne parlent que d’une chose : le procès qui se déroule en ce moment au palais de Justice, et dont les principaux acteurs ne sont autres que les généraux de la junte militaire jadis au pouvoir : Galtiéri, Viola, Videla. Parmi les nombreux crimes qui leur sont reprochés, les disparitions. Entre 1976 et 1982, des milliers de personnes ont été arbitrairement enlevées, tenues au secret et n’ont jamais réapparu.

Elle m’ouvre la porte. C’est une belle femme, grande, aux cheveux bien ordonnés, à la toilette élégante. Son appartement cossu lui ressemble : propre, net, dégageant une certaine classe, comme il sied à une famille d’ambassadeurs. Aussitôt, elle m’invite d’un sourire poli à m’asseoir sur le canapé.

  • Je m’appelle Martha. J’ai cinq garçons et une fille, Marie-Marthe , 23 ans… c’est elle qui a disparu…

Martha parle doucement, donnant encore plus de poids aux mots prononcés, au silence trop pesant de cette pièce vide. Sur la petite table basse, elle a aligné plusieurs photos de sa fille.

  • Tenez, celle-ci je l’aime bien… C’était son attitude favorite…

Je regarde Marie-Marthe… sa main soutenant son menton, avec ses cheveux longs, son regard clair. Une très belle fille. Martha continue son histoire : « Elle avait des idées généreuses, ne voulait jamais partir en vacances avec nous. Un jour, elle a décidé d’enseigner aux enfants des quartiers défavorisés. Elle est partie à la périphérie de la ville, pour organiser des garderies. Les petits l’aimaient bien. Et puis elle s’est mariée, poursuivant son travail aux côtés de son époux. Ils étaient heureux ensemble… »

Un travail qui a dû déranger puisque au cours de la même nuit, sept amis proches de la famille ont été enlevés. Puis ce fut au tour de sa fille, enceinte de deux mois. A trois heures du matin, ils sont arrivés à l’appartement de Marie-Marthe . Une douzaine de personnes fortement armées… Ils leur ont passé les menottes et les ont jetés dans une voiture civile où des personnes les attendaient, vêtues d’un uniforme militaire.

Martha s’est tue. La suite ressemble à un enfer. Des dizaines de lettres envoyées à l’épiscopat, aux amis, aux ambassades, aux organisations humanitaires, des convocations pour témoigner, des constats, et surtout le silence. Car, depuis 1976, Martha n’a eu aucune nouvelle de sa fille. Ni vivante. Ni morte. Disparue. Dix ans d’attente.

Dans la voiture, Martha et son mari, assis devant moi, ne parlent pas beaucoup. Je trouve qu’ils ont cette beauté et cette distance que donnent souvent les profondes blessures. Le soleil joue dans les cheveux dorés de Martha. Buenos Aires est calme à cette heure-ci. Dans le parc jonché de feuilles jaunes, des amoureux s’embrassent, un chien s’amuse tout seul, des enfants crient. Ils donnent à la ville une tranquillité pesante, comme si elle reposait sur un malentendu. La vie qui passe n’efface rien parfois. Ici, les ombres semblent avoir des plaies.

Lentement, nous approchons de la tristement célèbre « Ecole mécanique navale », un grand bâtiment blanc dans lequel ont été détenues, interrogées et torturées des centaines de personnes, au cœur de la ville. Je saisis la caméra. Du haut d’un mirador, un vigile nous suit de ses jumelles. C’est impressionnant. Martha me montre une fenêtre : « Je sais que ma fille a été détenue ici pendant quelque temps »

Détenue, sans doute. Peut-être aussi torturée, et peut-être…

Le silence de nouveau, dans cette voiture qui glisse au milieu d’un drame.

Des dizaines de policiers encerclent le palais de Justice, transformé en bunker. Il faut montrer patte blanche avant de pénétrer dans la salle d’audience. C’est là que je quitte Martha.

  • Vous avez été entendue par les juges ?
  • Jamais… répond-elle tristement, mais sans amertume.

Je ne sais pas comment lui demander si sa fille… si elle a un espoir de la revoir. Martha, les yeux humides, me répond d’une voix cassée, mais forte en même temps :

  • Je ne peux pas perdre l’espoir. Avec la raison, je sais qu’elle n’est pas là. Avec le coeur, je sais qu’elle est là. Tout ce que je fais, c’est pour elle. Avec toutes les autres mères, nous travaillons pour la paix du monde.

Je ne sais plus quoi dire, ému de l’entendre, heureux de faire un tel métier qui me plonge tous les jours dans d’incroyables histoires vraies.

Martha , je vous trouve belle. Merci pour cet exemple. Au revoir, je ne vous oublierai jamais.

Ensuite, j’entre dans le palais de Justice, en montrant ma carte de presse aux nombreux vigiles. A l’intérieur, Christine est déjà là, caméra à la main, pour essayer de se faufiler dans la salle d’audience. Je suis agréablement surpris de voir qu’elle a une carte d’accréditation et qu’elle « planque » comme une professionnelle depuis plus d’une heure… Ou lorsqu’on commence à rencontrer les concurrents sur son chemin… Très gentiment, elle m’indique la marche à suivre; je prends un raccourci, évite deux ou trois contrôles, et arrive au pied de la porte tant convoitée. Les policiers sont surpris que j’aie pu atteindre cette dernière étape, caméra en main, et me prient d’aller la déposer… à la consigne !

Muni de mon seul stylo, je pénètre enfin dans la grande salle. Une petite femme est en train d’expliquer son cas, semblable à celui de Martha , devant une demi-douzaine de juges. Les journalistes écoutent, l’assistance est prostrée dans une douleur contenue, les caméras argentines filment en exclusivité. C’est très impressionnant. Sous les lustres éclatants de cette salle immense, je sens passer le souffle de l’Histoire qui se fait au présent.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".