L’avion du khât

Samedi, 19 janvier 1985.

Les candidats hantent à nouveau les rues de la ville qu’ils connaissent bien maintenant, trop bien pour avoir le regard neuf, l’œil indiscret et la caméra branchée. Ils recensent leurs films de réserve, imaginent des fictions et se laissent gagner par des états d’âme envahissants.

Finalement, Philippe Raymakers reste avec nous après de multiples hésitations. Sans trop y croire. Son nouveau coéquipier, Thierry Devillet, semble solide, gentil et plein de courage : il en faudra pour maintenir l’équipage en tête du classement et apaiser les tourments de Philippe.

Il a fallu se retourner très vite. Nous avons installé notre plateau de fortune sur les pistes de l’aéroport, et enregistrons l’émission en attendant l’avion pour le Qatar.

Il n’a pas été facile de négocier la présence de caméras à l’intérieur de l’aéroport. Bien entendu parce que l’endroit est par définition un lieu stratégique, mais surtout parce que, à treize heures, un avion très spécial se pose sur la piste de Djibouti. Cet avion, les responsables de tous bords nous ont formellement interdit de le filmer, allant même jusqu’à bousculer Benoît en plein direct, pour l’obliger à poser sa caméra. Seules les filles ont pu en rapporter quelques images pour le reportage qu’elles ont tourné cette semaine, dans la plus grande discrétion.

Cet avion, c’est ce qui tient Djibouti en haleine. Pour lui, la vie s’arrête, à l’instant précis où, dans les rues, au marché, au souk, au port, des milliers de têtes levées vers le ciel en bénissent la divine arrivée. Aux grilles de l’aéroport, la foule se presse, s’écrase, mélan­geant sans distinction les pauvres de la rue aux messieurs en uniforme. Chacun l’attend, le désire, l’espère.

C’est l’avion du khât. La drogue nationale. Huit tonnes sont déchargées quotidiennement de ses soutes, en provenance directe d’Ethiopie. Huit tonnes qui vont être immédiatement acheminées aux quatre coins du pays, en avion, en taxi, en charrette car il se consomme frais. La botte de cent grammes coûte 12 francs. C’est cher pour la population dont le niveau de vie n’est pas bien haut, mais ses innombrables vertus valent bien quelques sacrifices, puisque avec le khât la vie est meilleure !

Un homme interviewé par Christine raconte que : « Ça donne le courage de travailler et que Djibouti est le seul pays de la planète où tout le monde se connaît parce que les Afars, les Arabes, les Somalis se réunissent grâce au khât ! »

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Mais le khât aurait d’autres vertus insoupçonnées Il donne le plaisir à ma femme ! » dit un autre consommateur, hilare, la boule de khât coincée dans sa bouche. Les veilles de week-end il paraît que les hommes autorisent leurs femmes à consommer l’herbe tendre pour n’en rendre pas moins tendres leurs envolées célestes.

Fragile équilibre sur lequel repose Djibouti. Le moindre retard à l’arrivée de l’avion fait monter la tension en quelques minutes, comme les prix montent dès que le khât se fait rare. « Un boulet pour l’économie nationale, conclut Christine, quand on sait que 25 000 personnes en vivent. » Mais aujourd’hui l’avion est bien arrivé, merci ; le micro à terre, j’attends que le « Khât Airlines » fasse rugir ses réacteurs et s’envole vers la patrie de bonheur.

A midi c’est au tour des raiders (pas dans le même avion), direction Doha.

A 22 heures, c’est au mien, direction Paris. Dans l’avion, un steward s’approche de moi et me dit :

  • C’est à vous les joujoux qui sont derrière ?

Je me retourne et ne peux m’empêcher de rire en découvrant le Pinz et les sept voitures solidement attachés, trônant royalement dans la partie arrière du Boeing-cargo. Je crois rêver et du coup me sens beaucoup mieux, avec ma « petite famille ». En effet, ces véhicules appartenant à la première série rentrent sur Paris où ils vont être révisés avant de repartir sur le Canada, tandis que d’autres se promènent quelque part en mer entre Paris et Bombay, une de nos prochaines étapes. Sans demi-tour cette fois-ci !

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".