L’Asie dans le rétroviseur

Samedi, 16 mars.

Il est cinq heures et demie. Dehors il fait noir. Toute la nuit, nous avons vidé les voitures, réparti des tonnes de matériel dans des malles en bois achetées à Pékin pour notre grande traversée. La douche me réveille brusquement. Sans faire de bruit, j’embrasse Marie-Odile. Elle qui est venue de si loin pour me voir, je ne l’ai pas vue. Nous nous sommes aperçus, à peine croisés dans les couloirs, rarement ensemble. L’émission est une grosse machine qui nous absorbe 24 heures sur 24. Candidats, route, planification, rendez-vous, tournage, plateau, vision­nement , rencontres, cocktails, conférences de presse, projections, ambassades, ministères, déménagements, embarquements. Le rythme est devenu écrasant.

L’Asie s’éloigne dans le rétroviseur du bus qui nous emmène à l’aéroport. Une dernière fois, quelques paysans, dans la banlieue de Pékin, courbent leur dos comme s’ils faisaient la révérence. La lumière du soleil levant adoucit le paysage. Cela s’est bien passé. Je sais que la Chine me manque déjà. Il faut se rappeler de leur sourire. Ne jamais oublier leur sourire.

C’est le grand virage du Raid qui s’amorce. Nous venons de traverser notre deuxième continent et allons découvrir le dernier : l’Amérique. Platon fait le pitre dans le hall de l’aéroport pour masquer sa tristesse de rentrer, Pierre Godde essaie de changer sa monnaie chinoise contre des dollars monnaie du peuple, les candidats font et défont leurs bagages. La piste nous fait face. C’est le bout de l’Asie qui s’inscrit dans nos hublots. L’avion se lève, voilant en quelques secondes un continent tout entier.

Le dernier message des Chinois, je le découvre dans le journal Pékin-Soir. Un article résumant notre traversée avec des mots et des tournures très « couleur locale », effaçant à jamais nos âpres discussions et nos quiproquos devenus sans lendemain.

Pékin-Soir. 300 000 télévisions de pays parlant français attendent avec impatience de nouvelles vidéos prises en Chine. Le groupe touristique « Autour du monde en auto » a quitté Pékin à pleine charge.

« Dans la matinée du 11 mars 1985, une caravane composée de cinq toutes blanches Citroën du type « Cross-Country » a pénétré sur le boulevard Changan à Pékin et a attiré l’attention spectaculaire des habitants de la ville (note : « le journaliste ne précise pas si cette curiosité est due à notre décoration spéciale… »). C’est la deuxième « Croisière jaune-Raid » que la société automobile française a organisée depuis sa fondation. Une fois arrivés, les membres du groupe ont été très joyeux et pleins de verve. Tout de suite, ils sont allés à la place Tien-An-Men pour prendre son panorama. Ils ont été saisis par la majesté et la grandeur de cette célèbre place qu’ils se sont délectés à admirer jusqu’à en oublier le retour. »

« Pendant les cinq jours de leur séjour à Pékin, ils ont visité des marchés libres, des magasins souterrains, des salons de beauté, le crématorium, les bureaux d’intermédiaires de mariage. Le représentant de la télévision m’a dit que ces vidéos ont déjà provoqué des réactions très enthousiastes. Le groupe touristique a quitté Pékin avec grande satisfaction, pour se rendre au Japon. »

Sous nos ailes, le Fuji-Yama annonce Tokyo.

En fin d’après-midi, nous nous posons à l’aéroport international de Narita, après un vol de quatre heures coupé par une escale à Shanghai. Une heure de plus sur nos montres, quatre heures en transit.

La nuit commence à tomber sur l’Asie. Dans la salle d’attente, nos regards se posent sur ceux qui restent et celles qui se préparent à de lointains voyages. Quelques minutes à brûler avec l’esprit disponible.

Alain Margot observe délicatement une jeune Japonaise qui se coiffe devant un miroir de poche, Alex me montre la photo de sa cousine de dix-neuf ans avec qui il s’entend très bien. « T’as vu comme elle est mignonne ? »

Guilène, dans son coin, sort celle de sa maison et Christine celle de sa piscine, tandis que Roland boit un coca japonais.

Seul, Benoît dort sur une banquette, très fatigué. Les examens de sang qu’il a subis à Pékin ont révélé une mononucléose. Il va devoir abandonner le Raid et rejoindre Paris depuis le Canada où arrivera un nouveau cameraman dans quelques jours.

Pierre Godde, lunettes en bataille, compte et recompte ses billets d’avion pour la dernière fois. Son parcours est terminé. C’est ici qu’il nous quitte. « Salut Pierre. Bon retour ! » Nous nous engouffrons dans l’avion. Je ne veux pas me retourner car je sais ce que doit ressentir Pierre à cet instant. Ses dix-huit mois de préparation, la traversée de la Somalie et celle de la Chine, les accidents de Serge et d’Alain, nos rencontres, nos émotions, les directs avec Paris, tout cela a passé bien trop vite. Nous commençons à parler du Raid à l’imparfait, ce qui n’est pas bon signe. Il reste là avec la satisfaction du travail accompli et le malaise que procure le but atteint. Salut Pierre. Ne nous retournons pas.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".