La vie et la mort sur les ghâts de Bénarès

Vendredi, 8 février.

Pour répondre aux vœux pieux du roi Baghirata, Brahms fit descendre sur la Terre les eaux de la déesse qui était la fille du dieu Himalaya. Pour amortir la chute de ces eaux, Shiva les reçut sur sa tête. Depuis la nuit des temps elles sont sacrées pour les hindous. Elles lavent les fautes et les souillures des hommes. Elles les purifient.

Lorsque je prends le micro, debout sur une barque qui dérive sur le Gange, je suis très ému et heureux en même temps. Pour moi, c’est une nouvelle fois un rêve de gosse qui se réalise. Au cinéma, à la télévision, devant des livres, j’étais resté de longs moments à admirer cette foule dénudée qui regardait le soleil en lui offrant l’eau du fleuve, demandant aux cieux la clémence et le pardon pour tant d’offenses. Les rives, les bateaux silencieux et les corps brûlés sur les ghâts (emplacements sur les rives, prévus pour la préparation aux bains, les prières, les crémations) faisaient partie de mon imagerie d’Epinal sur laquelle j’avais usé tant de fois mes yeux émerveillés. Cela me paraissait loin, aussi loin que le paradis qu’ils cherchaient.

Source: https://pixabay.com/photos/varanasi-hindu-people-river-india-6257678/

Alors, aujourd’hui, je ne peux croire que je suis sur le Gange ! Je suis à Vàrànasi, la première ville sacrée de l’Inde, qui est aux hindous ce que La Mecque est aux musulmans. Un lieu de pèlerinage où l’on se rassemble par milliers pour demander le salut des âmes. Tout au long des ghâts, ils sont là, un pagne autour de la taille, prêts pour la communion.

Il y a tout un rite, un cérémonial qui précède le bain. Chacun se prépare. Les barbiers rasent. On applique des poudres saintes sur le front, des paroles aussi saintes sont dispensées. Il y a la connaissance et le savoir, l’attente et la prière, le corps enfin disponible pour le bain purificateur. Les fidèles, seuls ou ensemble, se baignent, se baissent, se relèvent et regardent le soleil. Incantations silencieuses, respectueuses, imprégnées du mouvement lent du Gange. Les femmes drapées dans leurs saris mouillés dégagent une sensualité à faire redescendre Shiva sur terre.

Varanasi

Entre deux lancements de sujets et les répliques de Jérôme Savary qui nous parle des réfugiés chiliens à propos du film de Roland sur les réfugiés tibétains, je regarde cette messe en plein air au cours de laquelle des hommes et des femmes emplissent des petits vases en cuivre, avec l’eau sacrée du fleuve. D’un geste lent et harmonieux, ils les lèvent au-dessus de leur tête, fixent l’astre de feu, et en déversent lentement le contenu, leurs pensées rejoignant alors des terres loin­taines où la légende et les croyances ont bâti des empires rédempteurs.

 

Chaque hindou rêve de mourir ici, ou tout au moins que ses cendres soient dispersées dans le Gange pour connaître la libération et échapper au cycle infernal de la réincarnation. Sur le ghât où nous enregistrons, une vache est en train de mourir, tandis qu’à vingt mètres à peine, une autre est en train de mettre bas. Raccourci d’une vie qui passe dans l’indifférence générale. Il faut d’abord la gagner pour avoir ensuite le temps d’y penser.

Les bûchers qui bordent le fleuve sur des kilomètres éclairent la nuit de Bénarès. Sous mes yeux, des dizaines de cadavres sont alignés, drapés dans des linges blancs que la lune éclaire délicatement, comme pour adoucir leur dernière journée. Un homme arrange une jambe qui dépasse, rassemble quelques cendres, discute avec des amis, tandis que des enfants jouent au football et que des chiens errent de ghât en ghât.

Source: https://footnotes2plato.com/2015/05/27/leron-shults-adaptive-atheism/

Des craquements résonnent dans les petites criques, donnant un aspect très mystérieux à ces rives. C’est simple, et l’on se dit que tout cela est parfaitement naturel, accepté comme un ordre indestructible. Ensuite, lorsque le corps s’est entièrement consumé, un homme en ramasse les cendres, monte sur un bateau qu’il fait glisser silencieusement sur les eaux ténébreuses et va les disperser au loin, tout seul.

Au milieu des fleurs et des eaux lustrales, au milieu des cris et du silence, du mouvement et de l’immobile, nous avons ressenti ici le passage de la vie et de la mort, avec l’impression certaine que seule compte la délivrance.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".