La route chinoise: un spectacle permanent

Samedi, 23 février 1985.

Il est sept heures. Devant l’hôtel où se pressent les journalistes, les voitures chauffent. Les officiels, les interprètes, les guides sont tous là, avec leurs baluchons, leurs sacs de voyage, leurs paniers repas, prêts pour le grand départ. Pour eux aussi, c’est une traversée exception­nelle, car ils connaissent mal leur province, n’ayant pas les moyens d’y voyager. Ils vont nous « accompagner » jusqu’à Changsha, la capitale du Hunan, située mille kilomètres plus au nord, que nous atteindrons dans trois jours seulement, ce qui établit la moyenne quotidienne autour de 330 kilomètres.

Cette escorte, Pierre n’a pas pu l’éviter. C’était cela ou rien. Le Grand Raid en Chine étant un événement, les autorités ont imposé de nous encadrer à chaque instant, jusqu’à Pékin, avec dans leur esprit la volonté d’assurer avant tout notre sécurité plutôt qu’une censure dont le spectre, agité de temps en temps, appartient plus à l’imagerie d’Epinal qu’à une réalité.

Nous sommes impatients de partir, de rouler, de découvrir le pays. A quoi peut-il ressembler ? Comment sont les routes, les villages, la campagne ?

Devant nous la voiture de police ouvre le convoi. C’est une sorte de « Volkswagen » de couleur brune, ressemblant à celles utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale. A chaque fois qu’elle dépasse un véhicule, nous voyons une main sortir par la fenêtre et agiter énergiquement un drapeau rouge sous le nez du chauffeur surpris. Signal ressemblant à une injonction de ralentir, voire de s’arrêter pour laisser passer les «sportifs».

Cette organisation à la chinoise nous inquiète un peu. Pourvu qu’ils n’aient pas trop bien fait les choses, pourvu que nous puissions rester libres dans nos agissements, pourvu que nous puissions proposer nos déplacements. Invariablement les camions ralentissent, bloquent leurs roues, les bicyclettes plongent dans les bas-côtés, les piétons se réfugient dans les champs. Un véritable convoi exceptionnel, organisé au mètre près, et dont les ouvreurs se relayent régulièrement, au cours de solennelles passations de pouvoir improvisées à la sortie ou à l’entrée des villes et des provinces.

La route est un spectacle, un étonnement permanent. Un paysan transporte un cochon dans une brouette, des familles entières voyagent sur une bicyclette, des gardiens guident des troupeaux de canards et d’énormes dragons en papier viennent saluer la voiture, colorant la grisaille dans laquelle nous évoluons depuis notre départ de Canton. Ils annoncent l’arrivée de la nouvelle année au milieu d’un concert de pétards et de roulements de tambour. L’animal est chargé de sym­boles : il représente le pouvoir, il est puissant, il est magique. Les Chinois l’implorent et le vénèrent. Il est la sécurité, celui qui promet le bonheur.

Pour avoir de bonnes récoltes, les Chinois demandent la pluie, beaucoup de pluie. De ce côté-là, il n’y a aucun souci à se faire. J’ai l’impression qu’ils ont dû forcer sur les vœux car nous roulons sous des trombes d’eau, sans interruption, dans un véritable bain d’humi­dité.

Chaque fois que nous nous arrêtons dans un village, ce sont les rencontres du troisième type. En moins d’une minute, une centaine de Chinois entourent la voiture. Nous les regardons. Ils nous observent. Ils ne savent pas d’où l’on vient, ni où l’on va, pourquoi on passe, pourquoi nous avons une voiture. C’est sans doute la première fois qu’ils voient ces fameux « longs nez » dont on leur a tant parlé.

Je regarde une jeune fille. Elle a les joues rosies par le froid, ses yeux disparaissent sous son visage lisse et propre. Sa veste verte à col mao est usée, à peine égayée par un foulard rouge à bout de souffle. Nous n’aurons rien de commun, jamais. Ni les mots, ni la pensée, ni le passé, ni l’avenir. Notre échange ne dure que quelques secondes. Derrière elle, il y a la foule des curieux qui nous entourent, mais je ne la vois pas. Il n’y a qu’elle. Je lui souris. Elle me sourit.

Les rencontres existent, se nourrissant de ces instants rares où le regard se promène au-delà des mots différents. Elles parsèment les voyages de journées exceptionnel­les en cultivant la nostalgie des retours. Instinctivement, les enfants et les adultes s’approchent de la voiture, et, comme s’ils avaient appris que les suspensions de nos Acadiane valaient bien celles de la 2 CV, ils la secouent de droite à gauche en hurlant de rire, tandis qu’à l’intérieur nous sommes ballottés dans tous les sens. La scène se reproduit dans le village suivant, puis dans un autre et dans d’autres encore. Des villages qui se ressemblent, avec des maisons en terre et une rue principale envahie par la foule bicolore.

Nous devons nous faufiler entre les cyclistes au comportement imprévisible, les charrettes de bois, les étalages des marchés et les piétons qui traversent dans tous les sens. Nous n’avançons pas. Bien sûr, la foule fait considérablement baisser la moyenne, mais les policiers pèchent par excès de zèle. Sur mon compteur, l’aiguille ne dépasse pas les 30 kilomètres/ heure, et je commence à comprendre pourquoi ils ont prévu trois jours pour parcourir mille kilomètres à raison de dix heures de conduite quotidienne.

Certes, nous ne risquons pas d’accident ni de tonneau spectaculaire. Mais cela promet ! Derrière mon volant, je distingue sans mal les branches des arbres, les portes entrouvertes, les cours de fermes. Le paysage défile au rythme de la troisième, uniforme, gris et silencieux. On peut dire que la vitesse est inversement proportionnelle au nombre de fois où a été agité le drapeau rouge de nos pisteurs.

La nuit succède à la nuit qui va faire rentrer chez eux un milliard de Chinois. Enfin notre cortège s’infiltre dans la cour d’un hôtel à Shaoguan. Les chambres sont froides, le bâtiment glacé.

Sur le bord de la table, pendant le dîner, Pierre recalcule la consommation d’essence. Les baguettes dérapent et le champignon rond comme un ballon de football atterrit sur le papier. Pierre fait la moue. « Tu sais, compte tenu des étapes à venir, il va falloir trouver des jerricanes supplémentaires. Il est 19 heures et demain nous repartons à l’aube ; alors allons-y tout de suite. »

Il faut expliquer notre problème aux interprètes qui lèvent les bras, s’affolent et nous expliquent courtoisement que tous les magasins sont fermés. Je me rappelle un livre fameux intitulé : Quand la Chine s’éveillera, et j’ai bien du mal à croire qu’à cette heure-ci, elle s’est déjà endormie. Avec Platon et Pierre, nous « faisons le mur », ce qui consiste à passer le plus naturellement possible devant les gardiens de l’hôtel. Dans une ville « fermée » comme celle-ci, c’est la totale liberté, chaque Chinois partant du principe que « si un étranger est là, c’est qu’il a forcément une autorisation ». Alors pourquoi le surveiller ? En fait, le contrôle naît de la libéralisation et apparaît donc avec l’ouverture des villes. C’est lorsque les étrangers peuvent circuler librement qu’il faut alors les surveiller « pour qu’il ne leur arrive rien ».

Des ombres se faufilent dans les rues noires. Ce que nous avions imaginé est là, devant nos yeux : de vrais Chinois qui s’agitent dans des bazars de fer-blanc où se côtoient bassines émaillées et transistors poussiéreux. Un air de nos campagnes d’avant l’électronique.

Apparemment, il n’y a pas de jerricanes dans le magasin. L’épreuve commence alors car il n’est pas facile de nous faire comprendre. Nous faisons de grands gestes comme si nous étions malentendants, tandis qu’une cinquantaine de Chinois hilares s’agglutinent autour de nous. Après les gestes, nous essayons le dessin : les Chinois doivent penser que nous cherchons un Mao avec de la neige dans une bulle, un rempart de la muraille en matière plastique, une réduction de la Cité Interdite en pâte d’amande, n’importe quel souvenir, mais pas des jerricanes !

Les vendeuses rougissent à vue d’œil sans oser nous regarder dans les yeux. A leur grand étonnement, nous ne voulons pas un jerricane, mais une douzaine ! Les bouliers s’affolent, la discussion s’engage ; accord sur les prix, le nombre, la couleur. La fourmilière chinoise se met en route pour aller dénicher dans les commerces voisins nos précieux récipients.

Quand on achète, il faut payer en général. D’un geste assuré, nous sortons de nos poches humides une liasse de billets fraîchement changés à Canton. Les regards sont encore plus étonnés que tout à l’heure. C’est de « la monnaie pour touristes » qu’elles ne connaissent pas. Elles tournent et retournent nos billets dans tous les sens, en rigolant comme si nous étions des faussaires.

Un homme derrière nous a vu la scène. Lui les connaît, ces billets, et veut tout de suite nous les échanger contre d’autres, de même valeur, mais déjà passés dans des milliers de mains : de la « monnaie du peuple ». Avec son air futé, il sait que nos billets sont des certificats de change obtenus uniquement contre des devises étrangères donnant accès à l’achat de marchandises importées. C’est la monnaie des touristes, avidement convoitée par les rares connaisseurs de ces villes excentrées. A Pékin, Shanghai ou Canton, le change au marché noir se pratique déjà à la sortie d’un ou deux grands hôtels. Marché noir ou marché libre, car ce change se fait apparemment en public.

Nous avons les jerricanes devant nous, mais le goût du commerce nous pousse quelques rues plus loin. Il y a le Nouvel An chinois qui s’éternise et ces gâteaux de pétards que je fais semblant d’allumer devant les vendeuses paniquées. Elles ont froid jusqu’à l’intérieur des grands magasins.

Ils sourient quand nous essayons de parler, ils se retournent quand nous entrons dans la salle de cinéma traversée de courants d’air, sans chauffage, juste au moment où la jeune paysanne regarde dans les yeux le beau jeune disciple de Shaolin, maître dans l’art du kung-fu à deux doigts.

Ils s’étonnent lorsque nous montons les escaliers d’une vieille bâtisse pour écouter les chanteurs aux guitares rutilantes balancer la vieille Chine dans un abîme de décibels. Les jeans font la pige à la veste mao, de jeunes étudiants, des travailleurs et des gardes rouges noient dans des sodas sirupeux leurs rêves du XXIIème siècle. Nous regardons sans comprendre. Mais nous sommes bien et sentons une extraordinaire force de vie tout autour de nous. La Chine avance aussi dans ces villages fermés et tellement ouverts où je commence à sentir les nuances de leur sourire poli qui ne dit jamais non.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".