La fin approche et se fait sentir

24 mai 1985

Le temps nous bouscule de plus en plus. Depuis notre arrivée en Amérique latine, les distances se sont considérablement allongées, les parcours nous mobilisent plus longtemps, nous séparent aussi, nous éreintent souvent. Je ne peux plus conduire, tourner le récit-étape, le commenter, préparer l’émission, organiser le plateau, enregistrer le programme, enchaîner de la même manière l’étape suivante, m’occuper des candidats. Leurs images, je n’ai plus le temps de les regarder, leurs sujets, à peine l’occasion d’en parler avec eux. Toutes ces contraintes sont devenues pesantes et m’ont éloigné des équipages. Tout va bien trop vite. C’est sans doute ce qui explique le mutisme de Philippe lorsque je lui ai reproché de n’avoir rien fait en Equateur. J’ai appris un peu plus tard qu’il était pourtant sorti de Guayaquil pour chercher un sujet. Sur le bord de la route, il avait aperçu une ferme, une belle ferme à l’intérieur de laquelle il était entré, pour « engager la conversation ». Toute une famille y travaillait, pauvre, humble, accueillante. Une fille l’avait longuement regardé. Ses yeux profonds racontaient l’envie, la chance qu’elle n’avait pas eue, la détresse aussi. A un moment, elle était partie à l’intérieur de la maison et en était ressortie avec un enfant dans les bras :

  • Tiens ! avait-elle dit, c’est pour toi !

Sur le moment, Philippe n’avait rien compris. Tout avait été trop vite. Dans ce geste, il y avait le sacrifice et l’espoir, la tristesse et la joie.

  • Tu comprends, me dit Philippe, tu es tellement pris au dépourvu dans ces cas-là que tu hésites !

Bouleversé par cette scène, il n’avait pas pu sortir sa caméra. Le reste depuis lui était apparu inutile et futile. Ensuite, le temps nous avait manqué pour évoquer cette histoire ; et puis, les histoires, Philippe commence à en avoir assez. Il est saturé de les raconter, il est fatigué de tourner à cette cadence, d’entendre dire qu’il faut encore foncer, avaler la route, dépasser les horaires, ne pas dormir, éviter de manger et de s’arrêter. Il en a assez du Raid, et je sens qu’il n’est pas le seul.

Les candidats se démobilisent petit à petit, basculent dans la fiction, peut-être par facilité ou par lassitude, s’abandonnent à leurs rêveries. La fin approche, tout le monde le ressent. Aujourd’hui, je leur en veux un peu de ne pas fournir un dernier effort. Le fait qu’une semaine sur deux ils prennent l’avion pour rejoindre l’étape suivante leur laisse quand même du temps pour réaliser leurs reportages, plus qu’à nous, obligés de faire la route en permanence. Petit à petit, je me sépare d’eux, à contrecoeur. Je suis de moins en moins leur copain, de plus en plus leur « directeur ». Pour moi, c’est l’unique moyen d’éviter que l’édifice ne s’effondre. Le moment est important parce que nous touchons au but, parce que nous sommes en train de relever le défi et qu’il faut briller de nos derniers feux. Je veux que nous finissions cette émission avec l’appui du groupe entier. Mais l’Argentine et le temps qui passe ont perdu quelques concurrents.

Une nouvelle fois, je pique une colère, bouscule les Français qui « manquent d’imagination », secoue les Suisses qui « ne sortent pas de la fiction », ne trouve pas Robert qui reste enfermé à longueur de journée dans sa chambre en commandant des « jamon con queso » (sandwiches au jambon et au fromage), accroche sérieusement Phi­lippe qui sombre dans ses « méditations transcendantales » et incendie Guilène qui se relâche dangereusement. Il est vrai qu’elle est très courtisée par les Argentins dont elle a embrasé en quelques minutes les coeurs volages. A Salta, le réceptionniste et le directeur de l’hôtel se sont jalousé ses faveurs à coups de bouquets de roses. L’un d’eux l’a même poursuivie jusqu’ici en avion, concurrencé sur le « poteau » par un troisième Roméo qui la fait appeler par le réceptionniste, puisque l’accès aux étages de l’hôtel est interdit aux célibataires non résidents. Et moi, au milieu de ces chassés-croisés, j’attends impatiemment la cassette du récit-étape. De leur côté, les raiders nous trouvent hystériques, ne comprennent pas notre énervement, nos mises en garde, nos remontrances. A telle enseigne qu’ils ont transformé notre surnom « la prod » (signifiant la « production ») en un sobriquet aux résonances plus péjoratives répondant à l’appellation de « prout ».

Nous avons du mal à nous comprendre. Les candidats veulent voyager sans trop de contraintes, vivre leurs aventures jusqu’au bout, à leur rythme, selon leurs goûts, en fonction de leurs rencontres, sans toujours comprendre les impératifs draconiens que nous impose maintenant l’émission. Si nous ne les bousculons pas, si nous ne les forçons pas à partir en même temps, à arriver le même jour, si nous n’établissons pas un emploi du temps à l’heure près, nous allons perdre notre pari. Le Raid va s’enliser définitivement et nous ne toucherons jamais la Terre de Feu dans vingt jours exactement. Il n’y a plus une minute à perdre.

Dans ma chambre, c’est l’ambiance des grands jours. Tous les candidats sont là. Guilène ne dit pas un mot, Roland baisse la tête, Georges est seul pour une fois, les Canadiens en ont perdu leur accent, Guy a remis ses lunettes noires et boit trop de bière, nos guides Carlos et Eduardo regardent les mouches voler. Devant la carte de l’Amérique du Sud, Guy et moi élevons le ton.

  • Ça va aller vite maintenant. Les dernières informations que nous avons sur l’état des routes sont mauvaises. Il y a de la neige à Mendoza, juste avant le Chili. Le parcours étant infernal jusqu’à la Terre de Feu il faut que vous tourniez quatre films en quinze jours, pour prendre de l’avance, car vous serez certainement bloqués en route. Le départ est fixé ce soir pour tout le monde, direction le Chili. Les filles et les Suisses, vous venez avec nous à Santiago. Les autres, vous foncez directement à Puerto Montt, en coupant par Bariloche. Prochain rendez-vous vendredi. Bon courage !
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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".