La Chine s’ouvre au Grand Raid

Vendredi, 22 février 1985

Nous n’avons pas dormi plus de deux heures cette nuit. A cinq heures du matin, il a fallu descendre les cinquante malles dans l’ascenseur trop petit ; les charger dans des taxis trop peu nombreux et les décharger à l’aéroport, envahi par une masse de Chinois venus passer les fêtes à Hong Kong, prêts à rentrer chez eux. Des vols supplémentaires ont été organisés, dont les embarquements s’effectuent dans une cohue invraisemblable ! D’abord, le responsable au brassard rouge refuse de prendre nos malles car « l’avion est trop ­ petit » ; puis, comme l’avion a dû s’allonger sous les trombes d’eau qui inondent l’aéroport, le même responsable donne le feu vert pour avaler ­nos quelques tonnes de matériel.

La fatigue est telle que nous réalisons à peine notre départ pour Canton.

A huit heures, nous décollons pour la Chine !

La Chine qui est sans doute le pays pour lequel la négociation aura été la plus délicate, la plus longue et la plus osée. Il aura fallu toute la patience, le tact et les trésors de diplomatie de Pierre Godde pour faire aboutir ce projet que beaucoup pensaient irréalisable : faire passer le Grand Raid sur les traces de la fameuse « Croisière jaune » ! La Cité interdite, la place Tien-An-Men, les gardes rouges, mille images nous ont accompagnés jusqu’ici.

Pour bien comprendre cet exploit, il faut revenir un peu en arrière.

Novembre 1983 : un an avant le départ du Raid. Cela fait plusieurs dizaines d’années qu’aucune voiture d’étrangers n’a pu entrer et rouler sur le sol chinois. Certes les touristes circulent en car sur quelques portions bien délimitées entre une ville et un site concerné, puis voyagent en avion ou train express. Quant aux résidents étrangers, ils ne peuvent conduire leur voiture que dans Pékin et sur deux tronçons de cinquante kilomètres. Toutes les autres routes leur sont interdites. A l’époque, il n’y a que trente villes ouvertes aux touristes plus cent dix villes accessibles avec un permis spécial. Rapporté à la superficie de la France, cela correspond à deux villes ouvertes sans permis et six villes avec permis. Tout reste à faire.

Je vous laisse imaginer les problèmes que nous posons aux responsa­ bles de l’ambassade de Chine à Paris,   lorsqu’un beau matin, nous leur demandons de traverser leur pays avec des voitures chargées de caméras, servant de support à une émission de télévision. Leur embarras est grand, tellement grand que six mois passent, sans que l’on obtienne une réponse. Un silence que chacun interprète à sa manière : « Ils ne raisonnent pas comme nous… on risque de… ils vont s’imaginer que… »

A cinq mois du départ du Raid, c’est quitte ou double. Pierre, un peu agacé, fait fi des susceptibilités et se dit qu’il faut aller négocier sur place. C’est l’unique solution. Il met tous les atouts officiels en oeuvre : les ministères, télévisions, entreprises sont alertés ; les télex diplomatiques crépitent entre Paris et Pékin.

Un jour, le téléphone sonne à l’ambassade de Chine à Paris. La réponse est immédiate.

  • Il faut écrire au Service des sports de Chine pour faire votre demande, monsieur.
  • A qui faut-il écrire ?

Il n’y a pas de nom particulier.

  • A quelle adresse ?
  • Il n’y a pas d’adresse particulière.
  • Faut-il que j’écrive en anglais ?
  • Non, en français, ce sera très bien.
  • J’envoie ce courrier par votre ambassade ?
  • Non, par la poste. Cela marche très bien…

Pierre Godde est décontenancé. Sans y croire, il prend une enveloppe sur laquelle il écrit : « Service des sports de Chine. Pékin. République populaire de Chine », et la glisse dans la boîte aux lettres du coin, en se posant de plus en plus de questions. Pourquoi le Service des sports alors que nous faisons de la télévision, pourquoi cet anonymat, pourquoi par simple poste ?

Dix jour après, un télex arrive à Paris. « Nous voudrions quelques précisions. » Pierre se pose encore des questions et en pose aussitôt une autre aux Chinois : « Je souhaite venir discuter avec vous à Pékin, mais j’ai besoin d’un visa… »

La réponse va plus vite que la question : « O.K. pour votre visa; il sera demain à notre ambassade de Paris. » Cette fois, tout est allé trop vite pour Pierre.

Dans l’avion qui l’emmène pour Pékin, il pense à tout ce que lui ont raconté quelques amis européens ayant vécu en Chine. « Fais attention aux banquets, car on porte beaucoup de toasts et l’alcool chinois est très fort ! » « En face de vous, lui avait dit un habitué des négociations, il y a trois verres. Un petit de vin doux, un autre de maotaï (l’alcool fort) et un troisième de jus d’orange. Après quelques  » kampei ! » (cul sec de maotaï), vous gardez l’alcool dans votre bouche, prenez le verre de jus d’orange, et, faisant mine de boire, vous le remplissez, au contraire, de l’alcool gardé en bouche. Vous verrez, les verres de jus d’orange ont une curieuse façon de se remplir pendant la soirée !…»

Fort de ces recommandations indispensables pour le prestige de son savoir-vivre, Pierre atterrit — pour la première fois — à Pékin. A la sortie de la douane, un Chinois, yeux bridés et souriant comme sur l’emblème, s’approche de lui :

  • Bienvenue en Chine, monsieur Godde, je suis votre correspondant du Service des sports.

Au milieu des bicyclettes, la limousine noire se fraye un chemin, à grands coups de klaxon. Pierre, toujours préoccupé, se pose encore des questions. « Combien de jours me faudra-t-il pour négocier le passage du Raid ? combien de réunions avec des visages nouveaux à chaque fois ? combien de oui polis vais-je devoir endurer avant d’avoir une vraie réponse ? »

Une fois de plus, le Chinois va surprendre l’Occidental. A peine dix minutes plus tard, sur cette même route de l’aéroport, l’interlocuteur de Pierre entre dans le vif du sujet. Il est précis, ferme, mais il rit volontiers (sinon, ce ne serait pas un vrai Chinois). Visiblement, il connaît parfaitement le dossier et parle en décisionnaire. Tout va très vite. L’homme, qui a décidé de ne pas lâcher Pierre, l’abandonne une heure à peine à l’hôtel et vient le chercher pour aller dans les bureaux du Service des sports.

Le plafond est haut, la salle est grande et le décor strict. Au milieu, quatre canapés en skaï rouge, type années 50, et des tables basses avec des bols de thé. On apporte l’eau bouillante. Dans cette chaleur humide de la fin du mois de juin, le thé brûlant non sucré passe bien et réconforte Pierre, rendu complètement groggy par le décalage horaire.

Sa chemise mouillée colle au skaï. L’homme de l’aéroport est maintenant accompagné d’un responsable plus âgé, aux traits différents, taillé comme les gens du Sud.

Sans perdre une seule seconde, ils étalent des cartes dont toutes les indications sont écrites en Chinois, ce qui panique un peu Pierre. Le dossier est repris de zéro : les besoins, les difficultés, la philosophie du Raid et nos équipements. Pendant quatre heures, le trio décortique les contraintes et d’éventuelles hypothèses d’organisation. Les remarques sont directes, dépourvues de sous-entendus : les problèmes de sécurité, l’état des routes, l’autonomie des provinces, les négociations multiples à opérer et les zones militaires stratégiques où il faudra arrêter les manoeuvres pendant un éventuel passage du Raid. Pierre est affolé devant le nombre d’obligations, mais l’organisation avance, comme s’il y avait déjà un a priori favorable. Un axe est tracé, les responsables en calculent le kilométrage et établissent un temps de route basé sur une moyenne de … 35 kilomètres/heure ! Puis ils énumèrent les étapes possibles dans des villes non ouvertes, envisagent l’encadrement des équipages, l’assistance des interprètes et la présence de policiers pour assurer la sécurité. Mais les premiers heurts ne tardent pas à arriver, dès que l’on commence à cerner les questions d’organisation : « Vous comprenez, monsieur Godde, il ne faudrait pas qu’il vous arrive quelque chose, et que vous causiez des problèmes autour de vous… »

Le plus étonnant est qu’ils abordent peu la question des tournages vidéo, peut-être parce que Pierre joue la carte des reportages « amateurs », genre photos-souvenirs (voir chapitre Afrique) sur le bord de la route, un sport auquel s’adonnent volontiers des millions de Chinois.

Le vrai problème, pour les autorités supérieures chinoises, était de confier notre projet à un ministère compétent. A cheval sur trois autorités indépendantes : Télévision, Tourisme et Circulation automobile, notre dossier a dû susciter beaucoup de discussions en amont pour obtenir son ministère de tutelle, et devenir un véritable… casse-tête. Entre un tube de valium et deux boîtes d’aspirine, les avis sont tombés petit à petit, s’égrenant au long des six mois pendant lesquels Pierre se morfondait à Paris.

Le plus délicat étant le fait de traverser le territoire chinois en voiture, notre dossier avait été confié à la section responsable des événements sportifs qui s’occupe des échanges internationaux. C’est pourquoi l’objectif réel de l’émission, qui était de réaliser des reportages, était passé au second plan pour les interlocuteurs de Pierre.

Ainsi, les raiders ont été classés dans la catégorie « Evénements sportifs » !

Tout l’après-midi, Pierre a absorbé un bon nombre de bols de thé. Il a soigneusement éludé les problèmes financiers pour connaître les détails de l’éventuelle organisation. Maintenant il peut commencer à jongler avec les zéros et décide d’attaquer. Il s’attend à des dizaines d’additions et de multiplications, mais encore une fois, les Chinois vont surprendre notre expert-comptable !

Après un préambule assez habile sur le contexte de notre demande, du style « Comment s’insère-t-elle dans l’histoire et les échanges internationaux », un chiffre tombe. Net. Clair. Sans appel. Pierre a l’impression que son siège se dégonfle et qu’il se retrouve assis par terre ! Il éclate alors de rire. « C’est à ce moment-là que j’ai gagné le Raid », me dit Pierre avec un petit sourire de satisfaction.

Dans l’avion qui descend sur Canton, il regarde les gouttes d’eau courir sur le hublot à travers lequel j’aperçois la campagne chinoise. C’est assez impressionnant de se dire que, dans quelques minutes, nous allons entrer en Chine populaire. Pierre en rit encore : « Tu sais, le Raid a été gagné à ce moment-là, car, si j’ai éclaté spontanément de rire, cela signifiait que je n’étais pas gêné, et donc, qu’un contact indéfinissable était déjà acquis avec mes interlocuteurs, pour que je me le permette. Gagné, parce que le chiffre annoncé n’avait aucun rapport avec la réalité de l’organisation et encore moins avec celle de notre budget. Les Chinois me demandaient dix fois plus que ce que j’avais en poche pour trois semaines dans leur pays ! La négociation est devenue alors assez facile, à ce niveau de décalage entre les deux parties. Il n’y avait plus de tension; ni de rapports de forces pour descendre de 10 à 20 % les prix ; seulement l’astuce, le raisonnement et la réalité. Le chiffre annoncé était un droit énorme, demandé parce que nous étions le premier groupe à traverser la Chine. »

Pierre avait dû reprendre la réalité de ce raid, les équipages composés de jeunes, leur budget de 600 dollars mensuels pour la nourriture, le logement, l’essence, le fait qu’ils campaient souvent et qu’aucun autre pays nous avait demandé de l’argent. Ce à quoi les Chinois avaient répondu, toujours en souriant : « Oui, mais votre télévision va gagner beaucoup d’argent avec la publicité, pendant les émissions ! » Pierre était stupéfait par les leçons qu’ils avaient apprises à l’étranger. Il avait alors ressaisi son bâton de pèlerin, ajusté son auréole, prié pour le rapprochement entre les peuples. Ni Dieu. Ni Marx. Ni les dollars. Le bé-né-vo-lat, messieurs les Chinois !

« Nous ne sommes ni Américains, ni Japonais ! Nous ne cherchons pas à réaliser un scoop à vendre très cher ; plus « simplement », nous essayons de faire un tour du monde, avec le plus grand parcours terrestre possible et voulons y associer le maximum de pays. »

Dialogue d’intérêts démesurés et décalés. Les Chinois étaient déçus de ne pas être tombés sur les gros budgets occidentaux du show-biz. Pierre, désolé, avait conclu : « Nous nous sommes trompés… mais si ce sont les voitures qui causent tous ces problèmes, nous rentrerons alors en Chine comme les Chinois, à bicylette… » Un malaise avait traversé la salle.

Pierre était allé ensuite de rendez-vous en conférence, de la télévision au Tourisme. Il avait le sentiment que les Chinois voulaient faire un coup promotionnel pour créer un produit du genre « Itinéraires de traversée de la Chine », à vendre ultérieurement à des rallyes étrangers. En jouant complètement cette carte, il avait fallu trois jours pour se mettre d’accord sur une formule raisonnable. A partir de là, tout était allé très vite. Ecriture commune d’un protocole détaillé en anglais et en chinois, puis un banquet final pour la signature. « Kampei !» s’étaient exclamé les Chinois, ce qui était bon signe. C’est comme cela que s’est jouée l’entrée du Grand Raid en Chine, cinquante-trois ans après la Croisière jaune. Un événement pour nous mais aussi pour les Chinois.

La piste est mouillée. Il pleut dehors.

Nous descendons la passerelle, pénétrons dans le hall d’entrée où s’alignent des guérites. D’abord, il y a ce silence, étonnant pour un aéroport. Les passagers font la queue, sans agitation, sans faire de bruit. Et puis le visage des gens. Leur peau jaune, les yeux bridés ; aimables, souvent courtois. Enfin, leurs habits : une grande uniformité les égalise dans des vestes vert kaki ou bleu foncé, surmontées de la casquette à l’étoile rouge. C’est comme dans les films, comme sur les photos. Je crois être en plein rêve !

Tandis que nous chargeons nos malles sur un camion dont les roues s’écartent à vue d’œil, les responsables du Service des sports nous accueillent avec un large sourire. Notre nouveau mécanicien Platon, dont l’accent marseillais devient surréaliste au milieu de cette foule grouillante, imite de Funès, drague l’équipage de Télé-Monte-Carlo et fait de grands gestes, ce qui commence à étonner nos guides. Avec eux nous partons à l’hôtel réservé et préparé pour l’arrivée triomphale des quatorze sportifs. Les rues sont grandes, larges, envahies de centaines de bicyclettes, de quelques camions et de rares voitures particulières. J’ai l’impression de n’avoir vécu que pour ce moment. Tout est nouveau, insolite, surprenant. Le hall de l’hôtel de Canton est immense, plus encombré que celui de l’aéroport : des dizaines de Chinois s’y agitent dans tous les sens, au rythme d’une musique nasillarde, cherchent leurs bagages, attendent devant les ascenseurs desquels en sortent d’autres comme des bombes, changent de l’argent derrière les comptoirs, discutent par petits groupes en guettant d’autres Chinois empressés.

Première surprise de la journée : à peine arrivés devant l’hôtel, Platon, très excité, nous intime l’ordre de sortir tout de suite pour « voir les voitures dans la cour ». Effectivement, six « Acadiane » rutilantes y sont rangées dans un alignement parfait, prêtes à partir. Ce petit exploit, c’est le deuxième volet de la négociation entre les producteurs et les Chinois.

Une fois l’accord de principe obtenu, notre entrée en Chine posait un nouveau problème. D’abord la traversée était trop courte (trois semaines) pour y acheminer notre lot de voitures. Ensuite, dès notre arrivée à Pékin, nos voitures auraient dû être expédiées par avion-cargo jusqu’à Vancouver. Cette solution présentait deux inconvénients : elle était chère et risquait de faire arriver les concurrents sur la banquise bien avant les véhicules.

Entre-temps, le gouvernement chinois avait présenté sa facture : 100 millions de centimes pour traverser six provinces. Devant cette avalanche de bonnes nouvelles, Claude Hardy, un jour, remue sa boîte à idées. Il prend le premier avion pour aller voir Georges Falconnet 1 chez lui, à Montpellier, et lui explique longuement le dossier avant de se lancer dans le vide :

  • Pour passer en Chine, nous avons besoin de nouvelles voitures. Et ces voitures, il faudrait les laisser sur place, en guise de dédommage­ ment. Cela pourrait faire baisser le coût de la traversée. Qu’en pensez- vous ?

Georges Falconnet n’hésite pas une seconde.

  • O.K., mais… nous leur donnerons des « Acadiane ». C’est moins cher…

C’est vrai, les Diane break sont moins chères. Elles présentent aussi un autre avantage qui va terriblement intéresser les Chinois : à l’arrière, elles sont équipées d’une banquette offrant deux places supplémentaires par véhicule, de quoi y asseoir… un guide et un interprète. De Vigo, en Espagne, où elles sont fabriquées pour l’exportation, les Acadiane sont parties pour Paris où des mains habiles les ont habillées d’un pare-buffles et coiffées du traditionnel phare de poursuite sans lequel il ne saurait y avoir de Raid.

Ensuite les six véhicules ont été expédiés sur Hong Kong, puis Canton. C’est émouvant et drôle de retrouver ces 2 CV améliorées : la suspension, le levier de vitesses, le bruit du moteur nous rappellent des souvenirs de vacances, au temps où nos maigres économies nous permettaient de rejoindre le bout de l’Europe sur des pneus rechapés et des sièges défoncés.

Deuxième surprise : après notre premier repas chinois pendant lequel j’ai eu beaucoup de mal à attraper des cacahuètes avec mes baguettes en plastique, un officiel nous invite à monter dans le bus stationné devant l’hôtel, pour une destination encore inconnue. Je me rappelle que Pierre Godde m’avait parlé d’un éventuel permis de conduire à passer. « Une simple formalité » selon lui, en forme de visite médicale de routine. Pour nous plonger dans l’ambiance, le chauffeur nous sélectionne sa meilleure cassette : ni les choeurs de l’Armée rouge ni les chorales révolutionnaires, mais « sounds of silence » de Simon et Garfunkel. Le bus traverse la campagne aussi grise que le ciel, tandis qu’à l’intérieur, quinze personnes, le nez collé aux vitres, se demandent où va se terminer cette mystérieuse escapade.

Dès que nous arrivons dans la cour d’un bâtiment ressemblant étrangement au centre de Montlhéry, un Chinois radieux s’approche de nous en annonçant triomphalement :

  • Messieurs, nous allons passer le permis de conduire !
  • C’est obligatoire ? demande un petit malin.
  • Oui, sinon, vous ne pourrez pas rouler en Chine.

Dans la petite salle d’école glaciale, l’accueil est plutôt chaud. Des hommes tout de vert vêtus, chaussés de bottes, décorés de galons et médailles de toutes les couleurs, nous souhaitent la bienvenue au nom de l’amitié entre les peuples. Nous leur répondons au nom de la solidarité des conducteurs. D’abord la théorie. Un monsieur très sérieux distribue à chacun de nous une double feuille sur laquelle s’alignent des rangées de panneaux. Certains sont tout de suite identifiables du style « Interdit aux chevaux » ou « Défense de klaxonner ». D’autres prêtent à confusion : par exemple ce panneau traversé d’une flèche et sous lequel j’ai du mal à écrire sa signification : sens obligatoire ? sens unique ? rangez-vous dans une file ? Ces hésitations commencent à m’inquiéter. J’imagine le nombre d’acci­ dents que nous allons provoquer si, dès le premier jour, nous prenons des stops pour des feux verts et les sens interdits pour des voies de dégagement. Enfin, et c’est le pire : les panneaux sur lesquels est dessinée une inscription… en chinois ! Là, c’est l’horreur, et nous entrons dans le domaine dangereux et incontrôlable des suggestions et supputations en tout genre. Devant un panneau torturé par un signe à trois étages qui semble avoir la colique, Alexandre fait la moue et me regarde du coin de l’œil.

  • Qu’est-ce que tu en penses ?
  • Moi, je verrais bien un stop. Et toi ?
  • Ce n’est pas évident. Ce pourrait être un sens interdit…

Plus ou moins discrètement, les candidats, dont personne ne conteste qu’ils soient de bons élèves, retrouvent leurs vieux réflexes. Ils se passent des petits bouts de papier, font tomber leur stylo sous les tables pour communiquer, mettent souvent la main devant la bouche. L’internationale de la « pompe » n’échappe pas vraiment aux officiels, devenus entre-temps très sérieux.

L’épreuve suivante est pratique : dans quelques minutes nous allons conduire pour la première fois une des deux Acadiane amenées par Platon et un chauffeur depuis Canton. Dans la petite cour, les candidats plaisantent plus ou moins nerveusement. Je retrouve l’am­ biance des examens qui fige les regards et crée de fausses complicités. Benoît s’est assis au volant d’une voiture et répète l’ordre des vitesses, les Canadiens reluquent le frein à main, Roland raconte qu’à la question « Quelles précautions prendre avant de doubler ? », il a répondu « Aller plus vite que le véhicule qu’on dépasse ! » Christine et Guilène parlent de tonneaux, Alexandre et Philippe se remémorent leurs souvenirs de jeunesse. Tous rient, plus ou moins ouvertement, mais attendent avec une certaine anxiété les résultats de l’oral, redoutant une élimination honteuse.

Enfin, le résultat des courses est annoncé : pas de photographie à l’arrivée. Tout le monde est reçu ! Applaudissements, puis on passe vite à la conduite. Un par un, nous montons dans les voitures. A ma droite, un examinateur. Derrière moi, un interprète et, à ses côtés, un guide officiel. Me sentant légèrement surveillé, et saisi par un silence de plomb, j’enclenche la première en y mettant les formes. Le mouvement est beau, très synchro, presque artistique. Il n’est vraiment pas question de rater ce permis, à la veille de notre traversée « historique » de la Chine. Je réponds donc à la seconde aux ordres que lance, sec et précis, l’instructeur en veste bleue : « A droite 1 A gauche ! Tout droit 1… » Je fais donner les clignotants, appuie sans arrêt sur le klaxon, freine au moindre obstacle, essayant de convaincre le Comité central de l’excellence de ma conduite. Le soir même, l’autorité suprême nous distribue un petit livre rouge : notre permis de conduire chinois, à l’intérieur duquel nous ne pouvons comprendre qu’une seule chose : notre photo… et encore… Forts de notre succès, nous nous rendons au premier dîner officiel donné par les responsables de la province. Le banquet chinois n’est pas qu’un repas. C’est une institution. Un « must » pour tout voyageur avide de spectacle. Lorsque nous arrivons, les chefs de délégation nous font une haie d’honneur à l’entrée du restaurant. Ensuite, nous nous asseyons dans une belle salle décorée de tapis rouges, et meublée de grandes tables, au centre desquelles se trouve un plateau tournant. Devant chaque assiette, les trois verres dont Pierre Godde m’avait révélé les usages plus ou moins avouables. Le grand pour la bière, l’eau, les sodas ou même le coca-cola ; le moyen pour le vin blanc ou rouge, des vins en général épais et sucrés ; enfin le petit pour les alcools chinois, le plus célèbre d’entre eux étant le maotaï, fabriqué dans le Guizhou à partir du sorgho. De chaque côté de l’assiette : les inévitables baguettes. La fête peut alors commencer. Dans un même élan, les serveuses apportent boissons, alcools et plats. Les verres se remplissent, les plateaux tournent, les baguettes s’agitent, les Chinois décollent. Le responsable de China sports service pour Canton est un homme délicieux. Sous ses cheveux courts et derrière ses lunettes, il cache une grande culture, un savoir étonnant, acquis au hasard des rencontres et des lectures. Quelques minutes après cette brève introduction, il se lève, prononce un discours de bienvenue, et lâche le fameux mot de passe chinois, celui qui, de Canton à Pékin, de Shanghai à la Mongolie colore les joues, dégèle les rapports et annonce la tempête. « Kampei ! », c’est-à- dire : « A votre santé ! » Nous sommes tous debout, notre verre d’alcool de riz à la main et, dès le signal donné, buvons cul sec, avant de nous rasseoir dans une atmosphère déjà surchauffée. Les rapports changent, deviennent plus détendus, moins hiérarchiques. Les verres vides sont déjà pleins. Etant moi-même « un chef », je suis assis entre deux chefs. Et en quoi consiste la mission de deux chefs chinois quand ils reçoivent un chef français ? Lui faire goûter les plats, tous les plats, rien que les plats, qui n’ont en général rien à voir avec ce que l’on a l’habitude de manger dans les restaurants chinois en France, une nourriture qu’eux-mêmes appellent : la « western food ». Mon voisin de gauche, dont les joues sont déjà très roses, me choisit les plus beaux morceaux de chaque plat qu’il dépose avec amour dans une petite assiette : poulet froid au sésame, nouilles à la farine de riz, poisson bouilli, épinards en soupe, porc doux-amer, canard aux piments, boulettes de viande, sans oublier le « concombre de mer », spécialité chinoise issue d’un croisement entre un poulpe et un concombre donnant le grand frisson pour l’éternité. Tout cela arrosé de « kampei » généreux qui favorisent le rapprochement des hommes. A l’autre table, derrière nous, Gauthier et Platon approfondissent de leur côté l’amitié entre les équipages et les serveuses, hilares, dont les joues colorées trahissent une gêne tout asiatique.

Au fil des plats, je découvre les Chinois qui semblent être de bons vivants. Ils boivent, rigolent, fument avec une distinction toute naturelle. Vers 22 heures, les festivités se terminent par la remise d’un cadeau : une reproduction en liège d’un paysage chinois. La politesse veut que les invités se retirent en premier. Aussi, nous nous levons et saluons nos hôtes, en ayant l’intime conviction que ce banquet ne sera pas le dernier.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".