La caravane du Raid double son escorte

Samedi, 2 mars 1985.

Pendant que Pierre est en train d’arriver à Hong Kong avec la pochette, nous roulons vers Wuhan, la capitale du Hubei qui s’étale sur les rives du Yang-tseu-kiang. C’est dans et autour de cette ville que les candidats tourneront leurs sujets. Puis nous aurons deux jours pour rejoindre Zhengzhou, 600 kilomètres plus haut. La pluie recouvre la campagne. Les Chinois se sont enfermés chez eux. Seules les fumées animent un paysage complètement mort. A moins que ce ne soient ces canards qui dérivent sur l’eau glaciale des caniveaux. En les voyant, je ne peux m’empêcher de penser à ce conseil que nous avait donné un Chinois à Paris :

  • Attention, lorsque vous conduisez en Chine, parce que si vous renversez une poule, on ne vous fera payer que le prix de la poule ; mais si vous renversez un canard, oui c’est comme ça, vous irez en prison. Parce que la poule, elle, marche en zigzag et que vous ne pouvez pas toujours l’éviter; mais le canard, lui, marche tout droit et si vous ne pouvez l’éviter, c’est que vous n’êtes pas maître de votre véhicule, et peut-être que vous avez trop bu de maotaï, l’alcool chinois !…

Ici, nous avons bien entendu demandé si cette histoire était vraie. Il paraît que non. Les poules ont dû être prévenues, elles aussi, de notre passage, à coups de petits drapeaux rouges. D’ailleurs, devant la voiture d’Alain Margot, elles emboîtent le pas des canards et marchent droit… au cas où.

Mais il y a pire que les poules. Ce sont les bicyclettes, toujours trop grandes pour leur conducteur. Invariablement, lorsque ceux-ci s’arrêtent, ils sont déséquilibrés et tombent de côté, pour le meilleur et pour le pire. Lorsque je les dépasse, je fais le grand écart, me retrouve sur le côté gauche de la route où il faut que j’évite les poules qui marchent de travers et les canards qui foncent tout droit. Un vrai slalom ! Soudain un Chinois se met à pencher dangereusement avec sa bicyclette alors que je le double. J’accélère pour éviter le choc, mais sa tête vient heurter l’arrière de la voiture. Nous nous arrêtons. Je regarde aussitôt par terre mais ne vois rien. Sur le toit non plus. Le casse-cou est déjà sur sa selle et se frotte la tête entre les mains en souriant. Apparemment, il n’a aucune blessure. Des têtes dures, les Chinois !

A Wuhan où nous arrivons, le Yang-tseu-kiang déroule ses eaux majestueuses sous nos yeux. J’aime ces bateaux de bois au nom gommé par les années, leur fumée blanche se confond avec le ciel, des barques fragiles glissent à leurs côtés. D’où viennent-ils : de Nankin, de Shanghai ? « De très loin », répond un gamin dont les yeux se perdent dans de belles histoires.

Le premier fleuve d’Asie a apporté le commerce, développé l’imagination, multiplié les rencontres. Cela explique peut-être la prolifération des petits marchés privés le long des quais ou dans les ruelles détrempées du cœur de la ville. Lentement le profit revient. «Vous comprenez, l’Etat ne peut pas s’occuper de tout. »

Au parc du lac de l’Est, le pavillon de la Poésie, le pavillon du Ciel infini pleurent de leur solitude glacée. Seul un couple d’amoureux attend l’éclosion prochaine des lotus sous la pluie qui a noyé le lac. Ils s’embrassent longuement dans un désert de pelouses et d’arbres morts, en se promettant sans doute de câlines révolutions.

Devant nous l’escorte faiblit à vue d’œil. Derrière son volant, Benoît aussi s’impa­tiente. Nous passons de la seconde à la troisième, mais aucune des vitesses ne convient à notre allure. Je bouscule Benoît :

  • A ce rythme nous allons rater le plateau de Zhengzhou ; dépasse-les ! Il faut leur montrer que l’on peut aller plus vite.

Benoît sagement s’exécute. Pas l’ombre d’un canard : nous doublons à vive allure. Lorsque nous sommes à la hauteur du conducteur à casquette galonnée, je lui fais de grands gestes pour lui demander d’accélérer. J’ai l’impression que le Comité de contrôle n’apprécie pas. C’est juste une impression. Je me doute que notre comportement fera l’objet d’une autocritique en règle, mais j’assume. Nous ne pouvons pas arriver à Zhengzhou en nous traînant à 20 kilomètres à l’heure. Le Raid n’est ni un circuit touristique ni une balade de santé : c’est une course, une émission de télévision, avec ses impératifs, ses règles et ses excès et pour rien au monde je ne raterais notre rendez-vous hebdomadaire avec Paris. Alors, tant pis si pour une fois nous violons les règlements.

Un peu plus loin, la route nous force à nous arrêter, pour une banale passation de pouvoirs entre policiers. Des pouvoirs qu’ils ont perdus sur une trentaine de kilomètres. J’attends leurs réactions qui ne tardent pas à déchirer l’atmosphère pourtant épaisse.

Le chef descend de sa voiture militaire et vient hurler aux côtés de Benoît. Je ne parle pas chinois mais je crois comprendre qu’il n’est pas content. Il crie, menace, montre du doigt. Il est tout rouge, les veines gonflées, la tête prête à imploser. Sans aucun doute il doit nous menacer de nous retirer le permis. Entre l’accident d’Alain et notre dépassement intempestif, les relations sino-françaises vacillent dangereusement. Nous devons passer pour des vauriens, des palefreniers, des empêcheurs de tourner en rond. La règle a été violée, l’autorité bafouée. C’est Mai 68 au pied de la Grande Muraille.

Alors, en arrivant quelques heures plus tard à l’hôtel, je demande à ce que l’on fasse le plein tout de suite pour éviter de perdre du temps demain matin. Tant que je n’ai pas cette certitude, les voitures n’entreront pas dans la cour. Les Chinois sont consternés, la foule est sortie sous des parapluies pour regarder ce piquet de grève aux portes de Pékin. Enfin, comme par enchantement, des bidons roulent, perdent leur bouchon et se vident dans nos réservoirs assoiffés.

Aussitôt après, je convoque tout le monde, raiders et autorités, dans notre chambre transformée en congélateur. Les lits sont froids, les draps humides, les murs glacés. Pas un réchaud, pas un feu de bois, pas un appareil de chauffage. Je suis assis en face des responsables. Beaucoup sourient sauf un, tout seul dans son coin : le petit chef de la sécurité qui tire nerveusement sur sa cigarette. Le col Mao en bataille, il n’est pas remis de ses émotions et me dévisage des pieds à la tête.

Etant moi-même le directeur de l’épreuve, ma responsabilité est totalement engagée. Je montre le mauvais exemple. Le ver est dans le fruit. Je sens déjà le couperet s’abattre sur ma nuque, car j’ai commis la faute suprême, celle qui fait perdre la face à un Chinois.

A l’ordre du jour, d’abord le traditionnel mot d’accueil : « Bienvenue dans la province de Henan. » Jusque-là, ça va. Puis je suis obligé de reprendre le dossier de zéro : « Nous faisons une émission de télévision; nous avons encore des images à prendre, la liaison téléphonique à préparer à l’étape. Il faut ac-cé-lé-rer ! » La réponse, connue d’avance, évoque la sécurité, notre protection, l’accident d’Alain, la bonne marche du convoi et le respect des autorités. Tous ces griefs se noient une heure plus tard lorsque les vapeurs de l’alcool de riz ont sensiblement coloré les joues du responsable de la sécurité qui disparaît derrière ses verres.

Assis à mes côtés, il a la cigarette rapide et le verbe haut. Je me frotte les yeux, reprend un soda pour m’assurer que je ne rêve pas. Mais non, le chef, si fâché tout à l’heure, est devenu hilare et distribue de généreux kampei à la foule des raiders en état d’ivresse.

Zhengzhou devrait plaire à Philippe qui continue de courir derrière les locomotives à vapeur. C’est un grand carrefour ferroviaire : l’axe Canton-Pékin coupe ici la ligne est/ ouest, plaçant la ville au cœur de la Chine. Une ville dans laquelle les cheminots de la ligne Pékin/Hankou déclenchèrent la première grève du mouvement ouvrier, le 7 février 1923. Elle fut à l’époque durement réprimée.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".