Et les candidats retenus sont…

Samedi, 20 octobre 1984.

Je dois dire que je conserve un souvenir horrible de cette journée.

A l’aube, nous nous sommes réveillés, un peu fatigués par la fête pourtant triste de la veille. On s’était dit au revoir, ou adieu, ou rien du tout. Le coeur n’y était pas. On ne s’amuse pas une veille d’exécution.

La plupart des concurrents n’avaient pas fermé l’œil de la nuit. C’était aujourd’hui qu’ils allaient savoir. Imaginez l’ambiance. Le café n’était pas bien passé, les têtes semblaient lourdes à porter, les regards fuyaient. Tous s’étaient réunis en silence dans la salle du bas et attendaient, comme des inculpés, le verdict. Instants durs, à l’image de la vie qui vous désigne du doigt.

Alors, interpellé, vous vous levez, les yeux étonnés, et vous dites à voix basse : « Moi ? » sans avoir l’air d’y croire. Les responsables des télévisions francophones étaient venus choisir « leur » équipe. Un par un, les candidats ont été convoqués dans une salle, de laquelle ils ressortaient en hurlant de joie et en embrassant les camarades en sursis ; ou en allant dans un coin pour pleurer, avec une tristesse infinie.

Les sélectionnés restaient pudiques devant ceux qui restaient, leur glissant un mot d’amitié, un sourire gêné, une parole douce qui faisait quand même mal.

En 1976, je m’étais présenté aux premières sélections de la Course autour du monde, dont j’avais été éliminé à la veille de l’ultime épreuve. Pour avoir vécu cette expérience, je devinais ce qu’ils pouvaient ressentir à ce moment-là. D’abord, une terrible injustice : l’impression d’avoir été quelque part victime d’un complot et, ensuite, celle de ne pas avoir été à la hauteur, d’être arrivé trop tôt, ou trop tard, de ne pas avoir été suffisamment prêt. En tout cas, la certitude d’avoir une revanche à prendre non sur les autres, mais sur soi-même.

L’année suivante, j’avais été sélectionné dès la première épreuve. Je voulais vraiment raconter cet exemple aux exclus de cette année pour leur redonner confiance, pour leur dire que rien n’était jamais joué et qu’il fallait se nourrir de l’échec pour appeler le succès. Etre parmi les vingt présélectionnés, c’était déjà formidable et il n’y avait aucune raison de rougir pour avoir été éliminé à la dernière étape.

Le cas le plus pénible fut celui de Jean-Yves Cauchard qui avait passé toutes les épreuves avec brio. Tous les candidats le donnaient partant. Mais Jean-Yves voyait mal d’un œil. Les médecins ont signalé l’infirmité aux producteurs qui ont préféré ne pas prendre de risques et refusé sa sélection. Il s’est effondré, en larmes. Nous avons tous eu l’impression que quelque chose de formidablement injuste le condamnait à rester en France.

Tristes et nostalgiques, souriants pour la photo, les éliminés sont repartis chez eux, avec le fragile espoir de venir effectuer quelques remplacements, puisqu’ils formaient désormais une partie des équipes de réserve.

Les autres, élus pour la grande aventure, sont partis ouvrir de grandes bouteilles de champagne, fermer de petites valises et embrasser papa, maman, le canari et le chien.

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Avant toutes choses, laissez-moi vous présenter le fleuron de la Francophonie jeune et dynamique.

Pour Antenne 2, Roland Théron, originaire de La Chapelle-en-Vercors. Il est né avec une boucle d’oreille et des cheveux coiffés par un peigne à six dents. A 24 ans, il anime une radio locale, descend dans les profondeurs pour y pratiquer la spéléologie, remonte en surface pour le ski, la varappe et le Raid. Son petit copain Laurent Chomel a un an de moins, pas de boucle d’oreille mais un foulard, signe distinctif des comédiens passionnés de théâtre.

Les concurrents canadiens Francis Lévesque et Robert BourgoingPour le Canada (S.R.C.) : Robert Bourgoing, 22 ans, facilement reconnaissable derrière sa moustache noire et son teint légèrement basané, suspect pour un Québécois… Aux plaintes et aux jugements qu’il étudie du matin au soir, sur les bancs de la faculté de droit de Montréal, il préfère les complaintes, les chants, la musique des ensembles vocaux qu’il accompagne au piano.

A ses côtés, le benjamin de l’équipe : Francis Lévesque, 21 ans, amateur de photos, cinéma et voyages. Sa chevelure rousse se balade souvent sur les rives du fleuve le plus célèbre de l’Est canadien : « Il y a un peu de Saint-Laurent qui coule dans les veines des Québécois », dit-il religieusement avec son air de sacristain défroqué.

Côté R.T.L., on dirait que les Belges ont été sélectionnés pour leur taille, leur stature, leur masse. Entre Philippe Raymakers et moi, il y a une différence de quelques degrés. Là-haut, je suis sûr que sa tête est plus au frais que la mienne, si basse sur cette terre… Tout petit, il était déjà grand lorsqu’on le promenait sur les quais du port d’Anvers. Du haut de son corps gigantesque, il a dominé ses études de grec et de latin, puis s’est transformé en ingénieur commercial pendant cinq ans, avant de se lancer dans l’import-export et le tour du monde à 24 ans.

Au même niveau, Serge Goriely, 21 ans, arrivé lui aussi à une certaine saturation après trois années passées à Solvay, une école célèbre dont les professeurs se sont juré de le transformer en ingénieur commercial. Alors, lorsque deux ingénieurs belges se rencontrent, que se passe-t-il ? Ils s’inscrivent aussitôt au Raid pour y former une équipe.

Il n’y a pas de commerciaux en Suisse, mais plutôt des artistes. Alexandre Bochatay, 23 ans, étudie la photographie dans le petit canton de Sion. Il parle vite, des ruelles, des bistrots, du voyage, des rencontres, surtout de son chien qui va lui manquer. Avant de partir, il a parié avec des copains qu’il ne se couperait pas les cheveux pendant toute la durée du Raid. A ses côtés, Alain Margot, né à Sainte-Croix, domicilié à Lausanne. Son débit de paroles est plus lent… puisqu’il bégaye. En le regardant, je me demande comment notre psychologue a pu associer deux êtres aussi différents et m’attends déjà à des pertes de synchronisation. Avec ses airs de « grand duduche » égaré, cet ancien étudiant à l’école des beaux-arts doit bien amuser les jeunes filles auxquelles il apprend la peinture à Lau-Lau-san-nne. Signes particu­liers : se repose dans un hamac, a impressionné Jean-Michel Boussa­guet par ses excellents cadrages. Avant de partir, Alain est déjà considéré comme le meilleur cameraman de la troupe.

Enfin, les filles de Télé-Monte-Carlo. Comme elles ne veulent pas de régime spécial par rapport aux garçons, je les place volontairement en dernier, pour leur donner de bonnes habitudes et manquer outrageuse­ment à la moindre des galanteries ! D’ailleurs, vues de loin, elles ressemblent plutôt à des garçons ! Leur détermination, leur volonté, leurs corps entiers mobilisés pour le grand choc frontal annoncent la Troisième Guerre mondiale. Il est évident qu’elles vont combattre, sans pitié, sans relâche, sans égard pour accéder aux plus hautes marches du podium et revendiquer la supériorité insurmontable du sexe dit « faible ».

Les concurrentes monégasques Christine Demont et Guilène MerlandChristine Demont a averti la Francophonie entière : « Nous sommes prêtes à tout pour faire d’excellents films. On va se donner à fond… » Cela promet ! Bien sûr, Christine va quitter Cassis, le soleil, la mer et surtout sa profession d’infirmière, ses malades, ses couloirs d’hôpitaux qu’elle connaît si bien. Mais qu’importe, elle a tellement rêvé devant sa télévision lorsqu’elle suivait les candidats de la Course autour du monde qu’elle ne peut aujourd’hui avoir le moindre regret. A 23 ans, la seule fille de la famille s’en va sur les routes du monde. Un comble pour l’entourage, une chance qui devait se présenter un jour ou l’autre pour Christine.

Même volonté chez sa consœur, Guilène Merland, 21 ans, originaire de Cagnes-sur-Mer. Pour s’inscrire au Raid, elle est descendue de son refuge perché à 2 000 mètres d’altitude, dans les Alpes du Sud. Là-haut, elle pratique de longues randonnées ; en bas, elle se passionne pour la photo, le dessin et le volley-ball. Ce rêve qui lui tombe sur la tête était attendu depuis longtemps. Il a propulsé Guilène dans la surenchère verbale :

  • C’est tellement incroyable ! fabuleux ! inimaginable ! On va vivre quelque chose d’extraordinaire!

Dans la sixième voiture, l’enthousiasme est le même. Benoît Jacques, le cameraman de l’équipe de production, est un « ancien » de la Course, cuvée 80. Il est devenu monteur des films de cette émission avant de postuler pour le Raid. Signes particuliers : aime le coca glacé, dit merci, même quand on ne lui demande rien, est tellement passionné par l’ordre et la propreté qu’il a mis de la moquette dans le cendrier de sa voiture.

A ses côtés, moi, un peu plus dispersé. Je m’essuie toujours les pieds avant de monter dans la voiture…

Dans le septième véhicule : le photographe Gauthier Fleuri, de l’agence Quatre H. Comme on ne lui demande « que » de photogra­phier, il en est devenu dyslexique et préfère se taire en dessinant des petits bonshommes sur son carnet de route. Il est accompagné d’un mécanicien : Jean-Pierre Coppens, sélectionné par Citroën. Avec sa petite moustache et ses yeux qui pétillent, il ressemble à un fennec. Pour couronner le tout, il est breton !

Enfin, le camion-atelier : à son bord, le deuxième mécanicien, René Raguenès, lui aussi originaire de ce petit coin de France qui résiste encore : l’Armorique ! Avec Jean-Pierre, il nous dépannera jusqu’à Katmandou.

Sur l’autre siège, Olivier Lemaître, l’ingénieur du son, foulard en bandoulière et tam-tam prêt à servir dans toutes les cases d’Afrique et de Navarre !

Quelle équipe !

Les dés étaient jetés. Très vite, le centre s’est vidé de ses occupants. Dans quinze jours, c’était le départ.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".