En route pour le bout de la planète

Samedi, 1er juin.

Nous nous sommes retrouvés. Nous sommes ensemble. Avec l’impression d’être très bas sur la carte. L’Amérique latine a commencé à briser notre raid. Les Belges ont abandonné leur voiture, définitive­ ment en panne à Buenos Aires, les Suisses courent après le temps et vont sauter de l’île de Pâques à Rio Gallegos. Dehors, il fait froid, dedans il fait chaud. Les visages des concurrents expriment la même nostalgie. Les portes des chambres sont restées ouvertes, comme pour être ensemble. Christine écrit ses dernières lettres, Georges et Roland arrangent leur voiture, Guy et moi allons acheter des bottes et des gants pour la Terre de Feu.

Les regards ne traduisent ni la fougue ni le feu. Ils se reposent de toutes ces aventures vécues, nourris de rencontres éphémères, blessés par les souvenirs trop beaux qui parcourent nos mémoires infidèles. Ils essaient de s’accrocher à d’autres regards, mais les autres regards se sont échappés par les fenêtres appelant de leurs yeux rêveurs d’autres espaces, d’autres aventures, d’autres victoires sur soi. Chacun fait semblant de croire qu’après la prochaine étape, un autre continent prendra le relais, comme une personne bien élevée. Mais il n’y aura pas d’autre continent, simplement nos rêves écorchés sur ce bout du monde.

Sur le trottoir, la traditionnelle réunion a des allures de banquet d’adieu. Nous savons que cette étape sera sans doute la plus belle, peut- être aussi la plus dure. 2 300 kilomètres pour rejoindre le fameux Lago Argentino, au sud de l’Argentine dont 2 000 kilomètres de piste valant bien celles de la Somalie. Un univers de pierres, de marais, de boue, de trous, de bosses pour mériter le bout de la planète et déranger les dieux qui somnolent. Guy a choisi le côté chilien, plus dur, plus incertain, plus dangereux mais tellement plus beau que le côté argentin dont la monotonie passerait mal à l’image. Nous savons que le parcours chilien va nous disperser, nous séparer, nous perdre, et que beaucoup de candidats ne seront pas au rendez-vous dans une semaine. Peut-être nous aussi, tant les chances d’être bloqués par la neige ou les cours d’eau en crue sont énormes.

Nos voitures sont prêtes pour l’ultime assaut, roues gonflées, réservoirs pleins, cartons à nourriture complets. Nous nous saluons de quelques mots tendres. Les sourires sonnent faux et prolongent des attitudes maladroites.

Route australe ! Je l’avais rêvée mille fois. Le seul passage qui ouvre la voie vers le sud, une route longue, dure, interminable. Depuis Le Cap, Guy me l’avait souvent décrite en levant les bras au ciel, ponctuant chaque mot d’un mouvement de tête admiratif et comblé… « Une grande percée dans la forêt, les lacs immobiles, les habitants qui sortent d’un autre siècle, et ce glacier tout en bas, qui s’effondre dans de gigantesques craquements. Nous coucherons à ses pieds dans des petits bungalows de bois ! Super, non ? »

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".