Direction: Tanzanie

Jeudi, 29 novembre 1984.

Au moment de quitter l’hôtel de Lusaka, nous voulons récupérer les cassettes de l’enregistrement du lac Kariba que nous avions déposées dans le coffre-fort de l’hôtel, les vols étant assez fréquents ici. Petit problème : les préposés au coffre ont perdu la clef et refusent de le reconnaître. Ils nous accusent même de l’avoir sur nous ! La discussion s’engage… à l’africaine, sourire crispé, rictus détendu.

  • C’est vous !
  • Non, c’est vous !

Nous perdons du temps. J’enrage car nous devons foncer vers la Tanzanie sur des routes, paraît-il, « peu ordinaires ». Les minutes passent. L’ambiance se dégrade petit à petit. En fin de compte, nous sommes obligés de faire fracturer le coffre. Un portier un peu frêle dont la tête disparaît sous une casquette saisit une sorte de barre à mine, s’approche du coffre et, au milieu de ce grand hall très chic, en enfonce la porte, sous le regard intrigué des hommes d’affaires soudain inquiets pour la sécurité de leurs dépôts ! Les cassettes apparaissent, la tension diminue. Deuxième acte de la discussion : qui va payer les dégâts ? Cela recommence :

  • C’est vous !
  • Non, c’est vous !

Enfin, la standardiste, ayant fouillé quelques étagères, retrouve la clef… Fin du spectacle.

Nous avons perdu une bonne partie de la matinée. Jusqu’à Dar es-Salaam , lieu du prochain plateau, nous avons plus de deux mille kilomètres à parcourir. Les premières routes défoncées, paraît-il!

Chaque équipage se disperse, les candidats me remettent leurs feuilles de route. En fait, les minutes étant comptées, et le réseau routier se résumant à un seul axe, nous allons nous suivre à distance, en essayant de faire halte dans des villages différents.

1007grandraid_OK

La conduite n’est pas évidente, car la route est parsemée de nombreux nids-de-poule. Il faut les deviner, les apprécier de loin, les éviter au dernier moment, sans trop ralentir. Une petite dénivellation, un trou mal digéré cabossent aussitôt les jantes de nos « tubeless » (pneus sans chambre à air), favorisant les… fuites d’air, en d’autres termes : les crevaisons. Très vite, nous devons nous arrêter, ouvrir le capot, hisser la voiture sur un cric, taper sur la jante pour refermer le trou. Une technique que nous commençons à bien posséder, au rythme répété de nos haltes forcées.

Nous avalons la piste rougeâtre au milieu d’une brousse monotone. Seules quelques paillotes apportent une note de couleur à ce spectacle uniforme.

Dès que la nuit tombe, nous cherchons un endroit où dormir, ayant été prévenus qu’ici, les routes n’étaient pas très sûres. Les phares jaunes balayent les hautes herbes. Au-dessus de nous, le ciel brille comme un diamant. Après le village de M’Pika, où tout le monde nous a dévisagés avec insistance, nous trouvons un « hôtel » en pleine brousse. Et, devant, une Visa ! Sherlock Holmes en conclut tout de suite qu’un équipage du Raid a dû s’arrêter dans les parages.

Le bâtiment est parfaitement représentatif de ce que sont les hôtels de brousse en Afrique. Au milieu des arbres touffus émerge une maison à un étage, avec de longs couloirs ouverts, donnant sur une cour. Les murs sont enduits d’une peinture verte, criarde, délavée, des chambres à la buvette. Ils sont là, assis, debout, autour des tables, dedans, dehors. Des dizaines d’hommes et de femmes, le front luisant, les dents éclatantes, la peau dégoulinant de sueur, une bouteille de bière chaude à la main, tandis qu’un transistor recouvert d’une nuée de moustiques s’époumone dans un coin.

Quelle ambiance ! Lorsque nous entrons, tous tournent la tête vers nous et viennent regarder la voiture que nous ne sommes pas rassurés de laisser une nuit entière ici. Le patron qui louche nous attribue une chambre où nous nous rendons, dans une atmosphère encore plus étonnante. Dans les couloirs crasseux, les gens discutent en riant, le biberon éternellement plein. Des toilettes collectives s’échappent des effluves particuliers n’ayant plus rien à voir avec le parfum de la brousse…

Sur le pas des portes, des femmes aux seins nus, bouteille à la main, s’enlacent et nous accrochent d’un regard mi-coquin, mi-défait… Invitations vers d’autres cieux où l’alcool et le reste noient les voyageurs sans destination.

A une centaine de kilomètres d’ici, d’autres voitures sont arrêtées, non pas devant un hôtel, mais devant un château. Un vrai château, en pleine brousse, avec des tours, des donjons, des créneaux, comme en Ecosse ! Les Belges et les Français qui s’y sont rencontrés ouvrent de grands yeux. D’abord, un Italien les accueille, en leur offrant… de la bière, et le récit insolite de sa vie consacrée depuis trente-cinq ans au trafic de pierres précieuses. C’est un spécialiste du marché noir !

Ensuite, un tam-tam est apporté, non par le chef du village, mais par Olivier, notre ingénieur du son. Aussitôt, chacun danse, chante, puisant dans son corps qui ondule les dernières forces de vie. Mais lorsque Philippe Raymakers sort son Polaroïd et photographie les villageois, c’est le délire ! La foule en liesse s’arrache la photo encore noire ; et, au fur et à mesure que l’image apparaît — magiquement — ils hurlent de joie, se la passent comme un ballon, se l’arrachent comme un trésor ! Ils n’en croient pas leurs yeux, explosent de rire, courent dans tous les sens, condamnant sans autre forme de procès l’exercice ancestral et pourtant si vénéré du sorcier local, qui pointe au chômage depuis lors.

avatar

Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".