Dans un quartier de Santiago, symbole du « mal chilien »

Lundi, 27 mai 1985 — Santiago du Chili

Comme nous n’avons que quarante-huit heures devant nous, je propose à Guy de foncer à La Victoria, l’un des « poblaciones » qui illustre le mieux le « mal chilien ». Ce n’est pas original, mais c’est tout ce que nous pouvons faire, sans risque d’ignorer les vrais problèmes.

Le chauffeur de taxi hésite, se trompe plusieurs fois. Peut-être ne connaît-il pas cet endroit que les Chiliens préfèrent oublier. Lorsque nous débarquons dans nos tenues beiges, tous les habitants se précipitent dans leurs maisons pour se cacher. Pendant quelques minutes le climat est très tendu. Nous essayons de les rassurer, de leur expliquer qui nous sommes et ce que nous venons faire ; ils nous répondent qu’ils nous ont pris pour des policiers. Lentement la confiance revient.

Dans les petites ruelles calmes, les habitants de La Victoria marchent sans but. Ils regardent le ciel bleu de l’hiver qui n’annonce que du gris. Ici on vit avec moins de quatre cents francs par mois, et quatre-vingts pour cent des personnes sont employées sur les fronts de travail organisés par le gouvernement. C’est mieux que rien dans ce pays où le taux de chômage navigue entre trente et quarante pour cent. Du rien et de ces petits mieux vivent des milliers de Chiliens, aux frontières de la mendicité et de la maladie.

Sous sa chevelure bouclée, Marcia me regarde de ses yeux profonds, trop profonds pour ses fragiles quatorze ans. Elle m’explique qu’ici tout le monde s’est regroupé par rues, par quartiers, pour acheter en gros et payer moins cher. Les habitants de La Victoria s’entraident en organisant des soupes populaires : « C’est mieux et c’est comme cela que l’on est fort contre eux ! » Je lui demande qui a fait ce trou dans la vitre. Un large sourire illumine son visage d’enfant : « C’est un souvenir des carabiniers lors de la dernière protesta. »

Derrière elle, une photo que nous retrouverons dans chaque foyer comme un symbole. Celle du père André Jarlan, tué le 4 septembre 1984, à quelques mètres d’ici. A sa seule évocation, Marcia devient triste : « Le père André était un frère qui nous aidait et nous conseillait. Il nous donnait toujours l’espoir. » Son camarade, le père Dubois, me fait visiter la chambre du père André. Tout est encore en place : le lit, le bureau, la Bible tachée de sang et le trou dans le mur en bois, occasionné par la balle « perdue ». « André est devenu un symbole, il a contribué à faire l’unité du quartier. L’autre jour un petit garçon de six ans a embrassé sa photo, tandis que les carabiniers s’acharnaient à déchirer son portrait qui orne chaque foyer de la poblacion. » Le pasteur est devenu héros d’une révolution qui fabrique chaque jour ses martyrs, pour servir la cause et rassembler les soldats en attendant l’armistice.

Guy fait irruption dans le hall de l’hôtel. Il est très agité, téléphone dans tous les sens et m’apostrophe :

  • C’est l’effervescence à La Moneda, parce qu’ils ont su que tu avais filmé à La Victoria ! Ils sont furieux, vraiment pas contents. C’est le clash et je ne sais pas ce que je vais faire !
  • Mais ils étaient au courant que nous allions parler de la situation !
  • Oui, mais ils disent qu’on pouvait faire autre chose que d’aller là !

Je pose la question de confiance à Guy.

  • Pour moi, c’est clair. Nous passons le sujet ou je quitte le Raid.

Je sais que mon ultimatum est ridicule, mais je veux lui montrer ma détermination. Nous ne ferons pas passer quinze caméras au Chili sans évoquer les remous qui l’agitent. Il est coincé, se débat comme un malheureux entre les officiels, ceux qui les représentent et les reporters têtus. L’ambiance est crispée. A tout moment, tout peut basculer.

Guy réfléchit et me dit en guise de conclusion :

  • Il est hors de question de reculer, mais fais attention car j’ai tout basé sur des rapports de confiance avec une seule personne. Elle joue gros et risque sa tête. Fais bien ton boulot.
  • Guy, je n’ai pas l’intention de prendre position ni de faire un tract. J’ai filmé La Victoria. Demain nous ferons l’autre côté comme prévu.
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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".