Udaipur-Varanasi: une course à obstacles de 1500 kilomètres

Dimanche, 3 février.

Nous serions arrivés plus vite à Jaipur si cet éléphant n’avait pas obstrué, pendant de longues minutes, la route étroite qui mène à la capitale du Ràjasthàn : Jaipur. On l’appelle la « Ville rose ». Elle doit son nom à la couleur du grès avec lequel les bâtiments ont été construits. C’est une ville superbe, entourée de dix kilomètres de remparts, avec des avenues larges et peu encombrées malgré les apparences. Notre voiture se faufile entre les rickshaws et les camions, à coups de zigzags et de klaxon. Même un chameau réussit à passer sa tête par la portière et à m’arracher mes lunettes.

Première surprise : ici, la circulation est réglée par des scouts. Deuxième surprise : lorsque nous nous arrêtons à un carrefour, un garçon vient peindre en noir le haut de nos phares, ceci pour empêcher d’éblouir le véhicule d’en face. Nous serions arrivés plus vite à Delhi, 300 kilomètres plus haut, si nous n’avions pas été retardés à un passage à niveau. Compressés par la foule venue admirer et essayer notre Visa, nous avons perdu… la cassette du récit-étape; mystérieusement retrouvée quelques minutes après par un homme à bicyclette qui, tout sourire, nous a dit : « Heureusement que vous êtes revenus, vous aviez perdu ceci ! »…

Nous passons une nuit à Delhi, quelques jours après l’anniversaire de la mort du Mahàtmà Gàndhi, en janvier 1948. Avec Jacques Antoine venu ce matin de Paris pour « observer » la marche de l’émission pendant deux semaines, nous nous rendons à l’emplacement où Indira Gàndhi a été incinérée. Une grande plaque noire émerge au milieu d’une pelouse un peu usée. L’endroit est. très calme, à peine troublé par les cris de quelques corbeaux ou d’enfants venus se recueillir. Juste la prière et le silence, comme pour oublier des centaines de victimes. De nouveau, la route, la foule, la vitesse. Cent fois perdus, cent fois remis dans la bonne direction, en l’absence de poteaux indicateurs.

Nous serions arrivés plus vite à Agrà si nous n’avions rencontré un homme extraordinaire qui nous a offert l’une des plus belles images de notre raid. Sur la route conduisant à la ville sainte de Bénarès, un sage, pratiquement nu, rampait dans une étonnante progression sur le ventre, marquant chaque avancée de son corps d’une pierre qu’il posait et reprenait pour la poser un peu plus loin. Tout autour de lui, des musiciens l’accompagnaient de leurs voix implorantes. Le renoncement et la dévotion faisaient parcourir à ce sadhou plusieurs centaines de kilomètres avant d’atteindre Vàrànasi. Il est passé le long des roues de notre voiture, soulignant de son maigre corps l’inscription « Le Cap Terre de Feu ». A lui seul, il a résumé les violents contrastes qu’offrent des sociétés vivant à des milliers de kilomètres les unes des autres, avides de se connaître et de se comprendre aussi. En Inde, même les routes sont un sanctuaire de la foi.

Je voulais m’arrêter à Agrà, pour revoir le fameux Taj Mahal. Ce soir, le ciel est pur, dégagé de tout nuage. La lune se reflète dans chaque éclat de marbre, le faisant scintiller comme un diamant, jouant à merveille des lignes et des perspectives. Quelle belle histoire ! Avant de voir mourir celle qu’il aimait, Shah Jahan lui promit d’élever un mausolée digne de l’amour qu’elle lui avait toujours porté. La construction de cet ensemble avait commencé en 1632 ; elle s’est poursuivie pendant vingt-deux ans, mettant en scène vingt-deux mille ouvriers. Le résultat fut grandiose, devenant ce que l’on a appelé plus tard : « un moment de perfection ». Moment qui s’éternise sous le ciel étoilé. Je reste sans parole devant ce joyau brillant et ces ombres qui ont l’air de flotter, recueillies et silencieuses, saluant de leur forme courbée les divinités couchées.

Nous serions arrivés plus vite à Vàrànasi (Bénarès), si la tension nerveuse ne nous avait dissipés, au point de devenir quasi hystériques dans la voiture !

Maintenant, Guy conduit en hurlant, apostrophe les passants, leur parle en français, emprunte leur chapeau, s’assoit dans leur charrette, met ses lunettes à l’envers, avant de crier à l’entourage : «Et le sexe là- dedans ?»… Les nerfs lâchent petit à petit. La route nous absorbe et nous vide, exigeant de nous une concentration extrême. A chaque seconde, un obstacle surgit : vélo, âne, gamin, camion, voiture, porc, cailloux ; sans compter les bosses, trous et rigoles qui brisent les amortisseurs et fêlent les jantes. Les yeux ne quittent pas un seul instant la route, sauf quand ils se ferment d’un coup, rougis par la poussière et la fatigue. Encore 650 kilomètres jusqu’à Vàrànasi, devenue pour nous aussi la « Terre promise »…

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".