Les coulisses de la négociation pour entrer en Chine

22 février 1985

Nous n’avons pas dormi plus de deux heures cette nuit. A cinq heures du matin, il a fallu descendre les cinquante malles dans l’ascenseur trop petit ; les charger dans des taxis trop peu nombreux et les décharger à l’aéroport, envahi par une masse de Chinois venus passer les fêtes à Hong Kong, prêts à rentrer chez eux. Des vols supplémentaires ont été organisés, dont les embarquements s’effectuent dans une cohue invraisemblable !

D’abord, le responsable au brassard rouge refuse de prendre nos malles car « l’avion est trop ­ petit » ; puis, comme l’avion a dû s’allonger sous les trombes d’eau qui inondent l’aéroport, le même responsable donne le feu vert pour avaler ­nos quelques tonnes de matériel.

La fatigue est telle que nous réalisons à peine notre départ pour Canton. A huit heures, nous décollons pour la Chine !

La Chine qui est sans doute le pays pour lequel la négociation aura été la plus délicate, la plus longue et la plus osée. Il aura fallu toute la patience, le tact et les trésors de diplomatie de Pierre Godde pour faire aboutir ce projet que beaucoup pensaient irréalisable : faire passer le Grand Raid sur les traces de la fameuse « Croisière jaune » ! La Cité interdite, la place Tien-An-Men, les gardes rouges, mille images nous ont accompagnés jusqu’ici.

Source: https://o.fortboyard.tv

Pour bien comprendre cet exploit, il faut revenir un peu en arrière.

Novembre 1983 : un an avant le départ du Raid. Cela fait plusieurs dizaines d’années qu’aucune voiture d’étrangers n’a pu entrer et rouler sur le sol chinois. Certes les touristes circulent en car sur quelques portions bien délimitées entre une ville et un site concerné, puis voyagent en avion ou train express. Quant aux résidents étrangers, ils ne peuvent conduire leur voiture que dans Pékin et sur deux tronçons de cinquante kilomètres. Toutes les autres routes leur sont interdites.

A l’époque, il n’y a que trente villes ouvertes aux touristes plus cent dix villes accessibles avec un permis spécial. Rapporté à la superficie de la France, cela correspond à deux villes ouvertes sans permis et six villes avec permis. Tout reste à faire.

Je vous laisse imaginer les problèmes que nous posons aux responsa­bles de l’ambassade de Chine à Paris, lorsqu’un beau matin, nous leur demandons de traverser leur pays avec des voitures chargées de caméras, servant de support à une émission de télévision. Leur embarras est grand, tellement grand que six mois passent, sans que l’on obtienne une réponse. Un silence que chacun interprète à sa manière : « Ils ne raisonnent pas comme nous… on risque de… ils vont s’imaginer que… ».

A cinq mois du départ du Raid, c’est quitte ou double. Pierre, un peu agacé, fait fi des susceptibilités et se dit qu’il faut aller négocier sur place. C’est l’unique solution. Il met tous les atouts officiels en œuvre : les ministères, télévisions, entreprises sont alertés ; les télex diplomatiques crépitent entre Paris et Pékin.

Un jour, le téléphone sonne à l’ambassade de Chine à Paris. La réponse est immédiate.

  • Il faut écrire au Service des sports de Chine pour faire votre demande, monsieur.
  • A qui faut-il écrire ?

Il n’y a pas de nom particulier.

  • A quelle adresse ?
  • Il n’y a pas d’adresse particulière.
  • Faut-il que j’écrive en anglais ?
  • Non, en français, ce sera très bien.
  • J’envoie ce courrier par votre ambassade ?
  • Non, par la poste. Cela marche très bien…

Pierre Godde est décontenancé. Sans y croire, il prend une enveloppe sur laquelle il écrit : « Service des sports de Chine. Pékin. République populaire de Chine », et la glisse dans la boîte aux lettres du coin, en se posant de plus en plus de questions. Pourquoi le Service des sports alors que nous faisons de la télévision, pourquoi cet anonymat, pourquoi par simple poste ?

Dix jour après, un télex arrive à Paris. « Nous voudrions quelques précisions. » Pierre se pose encore des questions et en pose aussitôt une autre aux Chinois : « Je souhaite venir discuter avec vous à Pékin, mais j’ai besoin d’un visa… ».

La réponse va plus vite que la question : « O.K. pour votre visa; il sera demain à notre ambassade de Paris. » Cette fois, tout est allé trop vite pour Pierre.

Dans l’avion qui l’emmène pour Pékin, il pense à tout ce que lui ont raconté quelques amis européens ayant vécu en Chine.

« Fais attention aux banquets, car on porte beaucoup de toasts et l’alcool chinois est très fort ! »

« En face de vous, lui avait dit un habitué des négociations, il y a trois verres. Un petit de vin doux, un autre de maotaï (l’alcool fort) et un troisième de jus d’orange. Après quelques  » kampei ! » (cul sec de maotaï), vous gardez l’alcool dans votre bouche, prenez le verre de jus d’orange, et, faisant mine de boire, vous le remplissez, au contraire, de l’alcool gardé en bouche. Vous verrez, les verres de jus d’orange ont une curieuse façon de se remplir pendant la soirée !…»

Fort de ces recommandations indispensables pour le prestige de son savoir-vivre, Pierre atterrit — pour la première fois — à Pékin. A la sortie de la douane, un Chinois, yeux bridés et souriant comme sur l’emblème, s’approche de lui :

  • Bienvenue en Chine, monsieur Godde, je suis votre correspondant du Service des sports.

Au milieu des bicyclettes, la limousine noire se fraye un chemin, à grands coups de klaxon. Pierre, toujours préoccupé, se pose encore des questions. « Combien de jours me faudra-t-il pour négocier le passage du Raid ? combien de réunions avec des visages nouveaux à chaque fois ? combien de oui polis vais-je devoir endurer avant d’avoir une vraie réponse ? »

Une fois de plus, le Chinois va surprendre l’Occidental. A peine dix minutes plus tard, sur cette même route de l’aéroport, l’interlocuteur de Pierre entre dans le vif du sujet. Il est précis, ferme, mais il rit volontiers (sinon, ce ne serait pas un vrai Chinois). Visiblement, il connaît parfaitement le dossier et parle en décisionnaire. Tout va très vite. L’homme, qui a décidé de ne pas lâcher Pierre, l’abandonne une heure à peine à l’hôtel et vient le chercher pour aller dans les bureaux du Service des sports.

Le plafond est haut, la salle est grande et le décor strict. Au milieu, quatre canapés en skaï rouge, type années 50, et des tables basses avec des bols de thé. On apporte l’eau bouillante. Dans cette chaleur humide de la fin du mois de juin, le thé brûlant non sucré passe bien et réconforte Pierre, rendu complètement groggy par le décalage horaire.

Sa chemise mouillée colle au skaï. L’homme de l’aéroport est maintenant accompagné d’un responsable plus âgé, aux traits différents, taillé comme les gens du Sud.

Sans perdre une seule seconde, ils étalent des cartes dont toutes les indications sont écrites en Chinois, ce qui panique un peu Pierre. Le dossier est repris de zéro : les besoins, les difficultés, la philosophie du Raid et nos équipements.

Pendant quatre heures, le trio décortique les contraintes et d’éventuelles hypothèses d’organisation. Les remarques sont directes, dépourvues de sous-entendus : les problèmes de sécurité, l’état des routes, l’autonomie des provinces, les négociations multiples à opérer et les zones militaires stratégiques où il faudra arrêter les manœuvres pendant un éventuel passage du Raid.

Pierre est affolé devant le nombre d’obligations, mais l’organisation avance, comme s’il y avait déjà un a priori favorable. Un axe est tracé, les responsables en calculent le kilométrage et établissent un temps de route basé sur une moyenne de… 35 kilomètres/heure ! Puis ils énumèrent les étapes possibles dans des villes non ouvertes, envisagent l’encadrement des équipages, l’assistance des interprètes et la présence de policiers pour assurer la sécurité.

Mais les premiers heurts ne tardent pas à arriver, dès que l’on commence à cerner les questions d’organisation : « Vous comprenez, monsieur Godde, il ne faudrait pas qu’il vous arrive quelque chose, et que vous causiez des problèmes autour de vous… »

Le plus étonnant est qu’ils abordent peu la question des tournages vidéo, peut-être parce que Pierre joue la carte des reportages « amateurs », genre photos-souvenirs (voir chapitre Afrique) sur le bord de la route, un sport auquel s’adonnent volontiers des millions de Chinois.

Le vrai problème, pour les autorités supérieures chinoises, était de confier notre projet à un ministère compétent. A cheval sur trois autorités indépendantes : Télévision, Tourisme et Circulation automobile, notre dossier a dû susciter beaucoup de discussions en amont pour obtenir son ministère de tutelle, et devenir un véritable… casse-tête. Entre un tube de valium et deux boîtes d’aspirine, les avis sont tombés petit à petit, s’égrenant au long des six mois pendant lesquels Pierre se morfondait à Paris.

Le plus délicat étant le fait de traverser le territoire chinois en voiture, notre dossier avait été confié à la section responsable des événements sportifs qui s’occupe des échanges internationaux. C’est pourquoi l’objectif réel de l’émission, qui était de réaliser des reportages, était passé au second plan pour les interlocuteurs de Pierre.

Ainsi, les raiders ont été classés dans la catégorie « Evénements sportifs » !

Tout l’après-midi, Pierre a absorbé un bon nombre de bols de thé. Il a soigneusement éludé les problèmes financiers pour connaître les détails de l’éventuelle organisation. Maintenant il peut commencer à jongler avec les zéros et décide d’attaquer. Il s’attend à des dizaines d’additions et de multiplications, mais encore une fois, les Chinois vont surprendre notre expert-comptable !

Après un préambule assez habile sur le contexte de notre demande, du style « Comment s’insère-t-elle dans l’histoire et les échanges internationaux », un chiffre tombe. Net. Clair. Sans appel. Pierre a l’impression que son siège se dégonfle et qu’il se retrouve assis par terre ! Il éclate alors de rire. « C’est à ce moment-là que j’ai gagné le Raid », me dit Pierre avec un petit sourire de satisfaction.

Dans l’avion qui descend sur Canton, il regarde les gouttes d’eau courir sur le hublot à travers lequel j’aperçois la campagne chinoise. C’est assez impressionnant de se dire que, dans quelques minutes, nous allons entrer en Chine populaire.

Pierre en rit encore : « Tu sais, le Raid a été gagné à ce moment-là, car, si j’ai éclaté spontanément de rire, cela signifiait que je n’étais pas gêné, et donc, qu’un contact indéfinissable était déjà acquis avec mes interlocuteurs, pour que je me le permette. Gagné, parce que le chiffre annoncé n’avait aucun rapport avec la réalité de l’organisation et encore moins avec celle de notre budget. Les Chinois me demandaient dix fois plus que ce que j’avais en poche pour trois semaines dans leur pays ! La négociation est devenue alors assez facile, à ce niveau de décalage entre les deux parties. Il n’y avait plus de tension; ni de rapports de forces pour descendre de 10 à 20 % les prix ; seulement l’astuce, le raisonnement et la réalité. Le chiffre annoncé était un droit énorme, demandé parce que nous étions le premier groupe à traverser la Chine. »

Pierre avait dû reprendre la réalité de ce raid, les équipages composés de jeunes, leur budget de 600 dollars mensuels pour la nourriture, le logement, l’essence, le fait qu’ils campaient souvent et qu’aucun autre pays nous avait demandé de l’argent. Ce à quoi les Chinois avaient répondu, toujours en souriant : « Oui, mais votre télévision va gagner beaucoup d’argent avec la publicité, pendant les émissions ! »

Pierre était stupéfait par les leçons qu’ils avaient apprises à l’étranger. Il avait alors ressaisi son bâton de pèlerin, ajusté son auréole, prié pour le rapprochement entre les peuples. Ni Dieu. Ni Marx. Ni les dollars. Le bé-né-vo-lat, messieurs les Chinois !

« Nous ne sommes ni Américains, ni Japonais ! Nous ne cherchons pas à réaliser un scoop à vendre très cher ; plus « simplement », nous essayons de faire un tour du monde, avec le plus grand parcours terrestre possible et voulons y associer le maximum de pays. »

Dialogue d’intérêts démesurés et décalés. Les Chinois étaient déçus de ne pas être tombés sur les gros budgets occidentaux du show-biz. Pierre, désolé, avait conclu : « Nous nous sommes trompés… mais si ce sont les voitures qui causent tous ces problèmes, nous rentrerons alors en Chine comme les Chinois, à bicylette… » Un malaise avait traversé la salle.

Pierre était allé ensuite de rendez-vous en conférence, de la télévision au Tourisme. Il avait le sentiment que les Chinois voulaient faire un coup promotionnel pour créer un produit du genre « Itinéraires de traversée de la Chine », à vendre ultérieurement à des rallyes étrangers. En jouant complètement cette carte, il avait fallu trois jours pour se mettre d’accord sur une formule raisonnable.

A partir de là, tout était allé très vite. Ecriture commune d’un protocole détaillé en anglais et en chinois, puis un banquet final pour la signature. « Kampei !» s’étaient exclamés les Chinois, ce qui était bon signe. C’est comme cela que s’est jouée l’entrée du Grand Raid en Chine, cinquante-trois ans après la Croisière jaune. Un événement pour nous mais aussi pour les Chinois.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".