Lundi, 28 janvier 1985 — Bombay.
La porte de l’Inde ! Première vision : celle de cette foule ! Treize millions d’habitants ! Comme un raz de marée ! Hindous, sikhs, musulmans, femmes au nez diamanté, enfants estropiés, mendiants en haillons, les vaches et les calèches, les taxis noir et jaune, les fumées et les odeurs, la corde tendue aux feux rouges pour retenir la foule, le linge coloré qui sèche, les caniveaux surchargés, les volets rouge et bleu, les femmes accoudées aux fenêtres qui accrochent le regard. Disponible. La foule est pressée, mais disponible. Elle ne ferme pas les yeux. Elle vit.
Toute une vie improvisée au jour le jour, arrachée avec quelques roupies, la main tendue et le travail sans horaire. Ici, on lutte non pour sa vie, mais pour sa survie. Chaque mètre au sol est un terrain à conquérir. Il n’y a rien de superficiel. Tout est essentiel.
Après la réunion de Doha dans ma chambre et les remontrances de Jean-Michel, voici l’accueil réservé par Guy Garibaldi. Scénario désormais classique : les candidats en demi-cercle, en face l’équipe de production, et par la fenêtre, la vision sans cesse renouvelée de la planète bouillonnante. Guy ouvre son attaché-case, accessoire parfaitement représentatif du raider de fond ; et, l’air menaçant, en extrait dix billets d’avion :
- Voilà, je vous préviens gentiment : j’ai réservé une place sur Paris pour chacun d’entre vous. Au moindre problème c’est l’expulsion du Raid ! Compris ?
Le discours est clair, net, sans appel et plonge l’assistance en retard d’un fuseau horaire dans une profonde stupéfaction.
Alexandre, comme d’habitude, relève la tête
- Tu y vas au bluff, ou quoi ?
Guy, se cachant un peu plus derrière ses lunettes noires, répond sans se démonter :
- Non, c’est tout ce qu’il y a de plus sérieux !
Il est crispé, car il a beaucoup promis aux autorités indiennes pour faire accepter le passage du Raid. Lorsqu’il s’était rendu à l’ External Publicity Division au ministère des Affaires étrangères de New Delhi, Guy avait rencontré un certain M. Sarna. L’homme s’était montré intéressé par le projet mais avait posé des conditions draconiennes à sa réalisation. Il exigeait un « conducteur » précis de l’émission, révélant les thèmes des reportages choisis par les candidats et le script des textes. Autant dire que les conditions étaient impossibles à remplir ! Sans faillir, Guy avait devancé l’appel et proposé des sujets au hasard :
- Que penseriez-vous d’un reportage consacré aux Hijaras (androgynes du Nord) ?
- Pas question, sir Garibaldi ! avait répondu sèchement M. Sarna.
- Et le tantrisme ?
- Pas davantage !
Guy avait alors appuyé sur le détonateur, histoire de demander plus pour avoir ce qu’il voulait :
- Je vous propose un camp d’entraînement tamoul, dans le sud du pays!
M. Sarna avait bondi sur son fauteuil, implosé en direct, salué Guy en lui promettant de placer un « agent de liaison » dans chacune de nos voitures, dont le rôle serait justement d’assurer une liaison « discrète » entre le Grand Raid et New Delhi, ce que Guy avait aussitôt refusé.
- Cela se passera bien, dit Guy, en achevant de compter ses liasses de roupies sous le ventilateur de la chambre, qui les disperse aussitôt. Mais nous avons un gros problème : les voitures ne sont pas encore sorties de la douane. Tu sais, ici, il faut le temps…
Pendant 48 heures, René et Jean-Pierre vont hanter les couloirs des douanes. Au milieu des saris et des vaches vagabondes, ils montrent des dossiers, sortent des autorisations de toutes les couleurs, prennent rendez-vous, partent et reviennent. Tout cela ne favorise pas notre départ que nous voulons rapide, pour que les candidats ne se démobilisent pas comme après chaque transfert aérien. Il faut réagir très vite. Si nous attendons une journée de plus, le programme tombe à l’eau. Ils n’auront jamais le temps de faire la route et de tourner leur reportage.
Ne reste qu’une solution : il faut scinder les équipages. Guy ayant obtenu gratuitement des billets d’avion pour Delhi, Srinagar et Madurai, nous décidons d’envoyer un raider dans chacune de ces villes pour y tourner seul le reportage, tandis que son coéquipier fera la route. La semaine prochaine, nous inverserons les rôles. Ce choix offre l’avantage de les séparer quelques jours, ce qui permettra à chacun de prendre ses responsabilités ; il présente l’inconvénient de lancer sur des routes réputées dangereuses une seule personne qui devra conduire, nuit et jour, pour rattraper le retard et arriver à temps à Udaipur.
Tandis que Thierry, Roland, Guilène, Francis et Alex se dispersent à l’aéroport de Bombay, nous réceptionnons enfin les véhicules. Toute la soirée, sur la corniche où se pressent les badauds, nous équipons notre nouvelle série. Il faut visser les malles sur le toit, protéger le réservoir de cent litres, caler l’extincteur et se remettre en tête qu’ici, on roule à gauche. Des mendiants que rien n’étonne passent leur chemin ; une vache regarde de travers notre pare-buffles, un vieil homme parlant français se penche sur nos moteurs en disant : « Moi aussi, il y a trente ans, j’ai fait le tour du monde ! Vous en avez, de la chance ! »
En chargeant une malle, Christine tombe à terre et se fait une entorse à la cheville. Elle se retient pour ne pas hurler, mais elle a très mal, ce qui nous inquiète un peu car Christine doit prendre seule le volant dans quelques heures. A minuit, lorsque les voitures sont prêtes, nous recherchons dans Bombay déserte les quelques centaines de litres qui vont nous permettre d’atteindre Udaipur, 900 kilomètres au nord.
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