Bernai, le village des centenaires

Mercredi, 17 avril 1985.

Gauthier revient à quatre heures du matin ! A six heures, les premières lueurs de Querétaro s’annoncent, achevant la nuit la plus ridicule du Raid. Nous ne sommes pas très fiers… Un café, une douche, et nous voilà repartis aux alentours de Mexico pour achever de tourner le récit-étape. Dans la Chevrolet break de nos amis mexicains, Pierre et moi nous mettons à aboyer par la fenêtre. Les nerfs lâchent complètement, pour le plus grand bonheur de nos guides qui n’en reviennent pas !

La montagne est ocre, rouge aussi. Elle semble saigner de ses multiples blessures qui scintillent sous le soleil. Je n’ai pas vu tout de suite Constantino, parce que son visage cuivré se confond avec les pierres qu’il gratte sans relâche. A cinquante-cinq ans, cet homme perdu dans les hauteurs avoisinant Mexico incarne à lui seul l’esprit aventureux du peuple mexicain. En effet, depuis une trentaine d’années, il cherche des… opales.

Constantino Barcenas est beau. Ses yeux reflètent les multiples éclats qui illuminent le sol ; la poussière vient s’infiltrer jusque dans les rides profondes qui embellissent son visage en sueur. La montagne, Constantino lui a tout donné. Elle lui a tout pris aussi. Ses jours, ses nuits, ses vacances. Il s’assoit, exténué, et me regarde en souriant :

  • Vous savez, j’ai huit enfants à nourrir, alors il faut que je travaille dur. C’est une société qui m’emploie, pour… 700 pesos par jour (35 francs). Il y a trente ans, j’avais trouvé une pierre qui m’avait rapporté une centaine de pesos ; et il y a un an, j’en ai vendu une pour 15 000 pesos…
  • Vos enfants travaillent à la mine ?
  • Ah, non ! c’est bien trop dur ! répond aussitôt le vieil homme, en s’essuyant le front du revers de sa chemise trouée.

Constantino sourit, heureux de son sort, sans se plaindre une seule seconde. Ces brindilles, il ne les a jamais vues transformées en opales de feu, brûlant de leurs éclats somptueux aux mains des comtesses en robe longue ou des fils de conquérants new wawe ! Peu importe d’ailleurs, car les rêves de Constantino sont bien plus beaux que la plus belle des opales au doigt de la plus belle des princesses.

Notre tournage nous conduit ensuite à Bernai, un petit village perdu à quelques kilomètres de Mexico. Sur la petite place carrée, des enfants jouent au football, leur partie étant rythmée par le chant du petit clocher que colorent les flamboyants. Un vieillard passe, superbe, troublant de sa canne en bois le silence des ruelles.

Il paraît que Bernai est un village où l’on vit longtemps. On l’appelle d’ailleurs le « village des centenaires ». L’altitude, le bon air et une certaine tranquillité y ont creusé de belles rides et forgé de belles histoires. José Florès Rubio, quatre-vingt-cinq ans, nous invite à la table de son petit restaurant. Tandis que nous dégustons une salade de cactus nopalés, il nous raconte cette fameuse journée où il a vu passer trois fois Pancho Villa, le révolutionnaire légendaire ! Dans l’embrasure de la porte, j’aperçois des gosses qui jouent à la guerre. Ici, les trois petits cochons ont dû se faire découper les ailes par Zapata et Pancho Villa a dû mettre la main sur Blanche-Neige ! Quelle histoire ! Justina, elle aussi, l’a vu. Assise sur un muret la vieille femme regarde par l’embrasure de la porte en bois. La lumière du soleil vient jouer dans sa chevelure blanche qui ajoute à la tranquillité de l’endroit. Ses yeux m’observent, de leur profondeur étrange. Elle semble appartenir à l’histoire, à la grande Histoire.

  • Quelle impression avez-vous eue en apercevant pour la première fois Pancho Villa ?

La vieille femme s’anime d’un tendre sourire. On dirait qu’elle n’a pas à chercher pour répondre, que tout cela s’est passé hier.

  • Il était comme les autres gens. Il ne m’a pas fait horreur. Il était habillé avec une chemise blanche et un pantalon noir. Vous savez, il était beau !

La femme lève les yeux au ciel. Elle le revoit sans doute à ce moment là et répète, en soupirant : « Qu’est-ce qu’il était beau ! » A l’ombre des maisons, à l’intérieur des cours, les centenaires parlent d’une vie calme, même si elle a été troublée par la révolution et quelques éclats de balles. L’histoire est passée en leur laissant le meilleur du temps et la tranquillité des soirées paisibles.

Lorsque je demande à Justina pourquoi les gens vivent aussi longtemps ici, elle regarde très loin dehors, se passe une main dans les cheveux et répond sans hésiter :

  • C’est grâce à la volonté de Dieu !
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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".