America à Merca

« America à Merca » est un de ces nombreux reportages qui n’aboutiront jamais. Comme chaque équipe, nous avons préparé quelques idées de sujets pour chacun des pays que nous devons traverser. Cette préparation est essentielle étant donné le temps très limité dont nous disposons (de 2 à 4 jours maximum, les autres jours de la semaine étant consacrés à la route et à l’enregistrement de l’émission) pour trouver un sujet et un angle, obtenir les autorisations nécessaires, filmer tous les plans (chaque équipe a droit à 30 minutes d’images brutes par sujet), écrire les instructions de montage et enregistrer le commentaire.

Une fois sur place, une foule d’obstacles vient presque invariablement compliquer les choses: l’événement que nous souhaitons filmer a déjà eu lieu ou pas encore, nous réalisons que le journaliste dont l’article nous a inspirés a embelli la réalité, nous nous heurtons à l’immobilisme de la bureaucracie locale, à l’intransigeance de la police, etc. C’est ainsi que nous n’avons jamais pu réaliser un reportage sur la piraterie à Dar Es Salam (ce problème ne date pas d’hier dans la Corne de l’Afrique) ou un autre sur un marionnettiste dénonçant l’apartheid dans un spectacle de rue tournant la police blanche en dérision dans la ville du Cap en Afrique du sud.

A Merca, une petite ville côtière à une heure de route au sud-ouest de Mogadiscio, nous voulons faire le portrait d’une femme dont se sont liées d’amitié deux jeunes coopérantes québécoises que nous avons rencontrées par hasard dans la capitale somalienne.

Elle se fait appeler « Nana », ne porte pas le voile mais le pantalon, apprend l’anglais, écoute de la musique occidentale, et elle imite et danse comme… Michael Jackson en pleine heure de gloire après la sortie de son album « Thriller »! Dans un des pays les plus pauvres de la planète, un pays presque totalement fermé au monde extérieur, dirigé par un dictateur, dominé par l’Islam traditionnel et une conception archaïque du rôle de la femme (sur ce sujet, vous pouvez lire ou écouter un reportage que je réaliserai dans la même région en 1995, Somalie: la mémoire des poètes), autant dire que cette femme libre est considérée comme la folle du village. Elle vit d’ailleurs dans la peur, recluse, à l’abri des regards et des qu’en dira-t-on.

Nous voulons filmer Nana dansant dans les dunes au son de Thriller, des images que nous entrecouperons d’extraits du video clip de Michael Jackson où l’homme se transforme en monstre et terrorise une jeune femme sans défense. « America à Merca » (l’Amérique à Merca) dénoncera l’oppression des femmes, illustrera le pouvoir extraordinaire de propagation de la culture américaine  par les cassettes vidéos (souvenez-vous, nous sommes en 1984…) et le choc culturel que cela provoque même dans les coins les plus perdus de la planète. C’est l’idée… un peu ambitieuse, je l’avoue 😉

Pour rencontrer Nana, il faut être très discrets. La seule présence de notre voiture devant sa maison risque d’attirer l’attention des voisins, attiser les rumeurs et la mettre en danger. Elle est flattée et amusée qu’on s’intéresse à elle, d’accord en principe pour qu’on la filme si nous allons loin en brousse, ouverte à l’idée qu’on l’interviewe avec l’assurance que nous masquerons son identité, etc. Rendez-vous est pris pour le lendemain à l’aube.

A l’heure dite, tout est prêt… sauf le sujet du film à qui la nuit et son entourage ont porté conseil. La peur a fait son oeuvre, Nana a atteint les limites de sa liberté, et l’équipe canadienne ne tournera aucun film en Somalie.

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Robert Bourgoing

Robert Bourgoing faisait partie de l'équipe canadienne avec Francis Lévesque. Il a réalisé et administre ce site et la page Facebook consacrés au Grand Raid. Retrouvez d'autres articles, photos et vidéos de ses voyages sur Bourgoing.com