Allô, Paris ? Ici, le lac Kariba !

Mercredi, 21 novembre 1984 — Kariba.

Lorsque je voyage, j’aime bien suivre le rythme des « locaux ». En Afrique, on se lève tôt, on se couche tôt ! Toujours en même temps que le soleil. A six heures, il a déjà réchauffé les eaux calmes du lac Kariba que je découvre de ma fenêtre. Quel spectacle ! Une véritable mer, représentant neuf fois la superficie du lac Léman. Il paraît qu’en certains endroits, il est plus large que la Manche.

Sur ma petite table bancale, j’installe un moniteur, un magnéto­scope, prends un bloc de papier et commence le visionnage des cassettes pour « monter » le récit de l’étape. Un par un, les concurrents m’apportent leur bande, sur laquelle ils ont enregistré une séquence, la plus originale possible, relatant « leur » aventure de la semaine. Participation que je dois noter à chaque fin d’émission.

Ce n’est pas facile, les candidats étant essentiellement préoccupés par la réalisation de leur reportage principal. Francis Lévesque, derrière ses lunettes de premier de la classe, me raconte qu’à Soweto, il a été impressionné par « l’odeur permanente du charbon qui flotte sur les maisons ». Roland Théron, toujours chaussé de tongs, reste surpris par son premier passage de douane :

  • Nous venions d’entrer au Zimbabwe lorsqu’une femme policier nous a arrêtés et a commencé à nous interroger. Bien sûr, nous l’avons filmée, caméra sous le bras. Mais elle s’en est aperçue. Alors elle s’est fâchée, ne comprenant pas que des reporters puissent ainsi filmer, sans autorisation ! Bref, nous avons tous été embarqués au poste de police !

Ou de la difficulté d’apprendre le métier… Cette suspicion n’est pas étonnante à cet endroit, situé à quelques kilomètres de la ville de Bulawayo, en rébellion contre le pouvoir central. Une région où, une semaine avant notre passage, des affrontements entre rebelles et « gens du pouvoir » se sont soldés par une vingtaine de morts et deux cents blessés. Toutes ces petites séquences sont intégrées dans le résumé plus important que Benoît et moi réalisons, de ville-étape en ville-étape. Je chronomètre chaque plan, établis un ordre de montage, rédige un texte que je lirai « en direct » lors de l’enregistrement.

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En fin d’après-midi, nous partons au lac Kariba… pour la grande soirée ! Pour le moment, nous avons une quinzaine de jours d’avance sur la diffusion. C’est un luxe qui m’a permis de repérer à midi notre plateau de tournage. Sous nos pieds, la terre est craquelée. Elle est morte, crevassée de boue séchée. Car le quatrième réservoir mondial d’eau a baissé de douze mètres en moins de trois ans. Une catastrophe pour le dernier Etat africain à avoir accédé à l’indépendance, un petit Etat qui pouvait s’enorgueillir d’être parvenu à l’autosuffisance alimentaire. Cette rive desséchée est un symbole. C’est pourquoi nous décidons d’y établir notre premier bivouac.

Il est minuit. Le ciel scintille de mille étoiles, et les crapauds commentent encore cette belle journée. Les visages suent. Les corps sont moites, les bières chaudes font descendre la poussière dans les gorges râpeuses. Guy et moi sommes survoltés. C’est notre premier grand jour… après l’accident.

Accrochée à l’unique bout de bois qui émerge du sol, l’antenne montée par Olivier et Jean-Claude se découpe sur la lune brillante. Par terre, les fils se mêlent aux câbles et les diodes lumineuses courent au ras des insectes, cherchant une voix quelque part dans l’espace. Les deux ingénieurs du son sont crispés. C’est l’épreuve de vérité, le grand moment qui va nous mettre en relation avec Paris.

En face, nous devinons les côtes de la Zambie. Le bush explose en bosquets secs, en racines rampantes, en cours d’eau exsangues, remplis de pierres et de sable. Le village le plus proche est à trente kilomètres et les éléphants… à quelques mètres, là-bas, dans ce trou noir. Nous les entendons sans les voir. Soudain, Jean-Pierre crie

  • Eh, les gars!… Regardez là-bas!…

Au loin, à plusieurs kilomètres, le ciel rougit progressivement. C’est un feu de brousse… qui semble se rapprocher.

  • Alors, Jean-Claude, rien ?…
  • Non, ça passe, mais je n’arrive pas à avoir Paris.
  • Quel est le circuit ?
  • D’ici, la ligne part vers le village, puis Harare, elle descend au Cap, remonte à Londres et arrive à Paris. En face, c’est pareil, mais en sens inverse.
  • D’accord, je vois, et… nous allons y arriver ?
  • Oui, ne t’en fais pas… ça va bien se passer !

Sous ses cheveux ébouriffés qu’un pétard a dispersé pour la vie, Jean-Claude reste souriant. Avec sa voix calme, on a l’impression qu’il pourrait arrêter le troupeau d’éléphants s’abreuvant dans le lac, à quelques mètres d’ici…

Nos tentes déployées accrochent les reflets de la lune. Lueurs métalliques allumant dix paires d’yeux devant la brousse en fête. Les diodes s’affolent. Et soudain, cette voix, descendue du ciel.

  • Allô, bonsoir, ici le studio de Paris !

Nous hurlons de joie, sautons en l’air, nous embrassons !

  • C’est Noël au micro. Vous allez bien ?
  • Oui, c’est beau, ici. Nous avons allumé un feu pour éloigner les bêtes et les tentes sont en place pour demain. On crève de chaud ! Et à Paris, comment ça va ?
  • Oh, il pleut !… rien de bien intéressant…

Ensuite, je prends Roger Bourgeon sur la ligne, pour établir avec lui la « conduite » de l’émission, c’est-à-dire sa composition, son ordon­nancement.

  • Nous allons commencer par le film de l’équipage T.M.C., cela te permettra d’évoquer leur accident tout de suite. Puis celui d’An­ tenne 2, de la S.S.R., de R.T.L., et nous finissons avec « Un volatile inutile » de l’équipe canadienne.
  • O.K., Roger! Moi, de mon côté, je prévois une première partie pour le récit-étape : l’accident de Télé-Monte-Carlo. Après, je lance Noëlle qui me demande où nous nous trouvons. Je fais alors une deuxième intervention de deux minutes et lance la deuxième partie du récit qui durera entre 8 et 9 minutes. A toi.
  • Oui, c’est bon pour nous.
  • Qui est l’invité pour Antenne 2 ?
  • C’est Jacques Abouchar.

Puis Jean-Michel Boussaguet prend le relais pour guider à distance les apprentis reporters :

  • Les filles, ce n’est vraiment pas terrible ! Je vous ai appris quoi, pendant trois semaines ? Rien n’est cadré, tout bouge, les plans sont flous. Il faut vous remuer ! Antenne 2, soignez vos plans !

A la lueur des flammes, les visages sourient ou se décomposent au rythme envolé des félicitations ou des injonctions de faire plus et mieux pour les Français qui… ne bougent pas. Pendant ce temps, à la lumière d’une baladeuse, j’achève d’écrire mon texte, recouvert de sauterelles et de moustiques à la mine patibulaire. Des candidats élaborent de savantes brochettes de bœuf et de poulet, tandis que d’autres bricolent dans les voitures ou achèvent de préparer leurs lancements de sujets.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".