A court d’essence, au milieu de nulle part

Lundi, 3 juin

Troisième jour : Esquel. A 5 heures du matin, Marie-Odile, Guy, Denis, Roland, Gauthier et moi bâillons sous le ciel noir. Comme nous, nos deux voitures et le camion ont l’air fatigués par les bains forcés d’hier. Sur la carte, nous avons l’impression de faire du surplace. Il faut avancer, avancer plus vite, faute de quoi nous allons tout rater. Je ne peux m’empêcher de penser aux autres équipages, dépourvus de toute assistance. Nous leur avons imposé le côté argentin, moins dangereux pour la mécanique mais les voitures tiendront-elles quand même ? La route australe devient encore plus australe. Les pierres ont remplacé les graviers. C’est un autre Chili que nous traversons. Ces quelques maisons, ces quelques personnes que l’on croise une fois par journée, n’appartiennent pas au Chili. Elles sont là dans un no man’s land sans drapeau ni patrie. Elles sont là parce que les dieux habillent les déserts de gardiens solitaires et qu’il faut bien quelques âmes pour en raconter le silence.

La jauge d’essence a considérablement baissé. Il paraît que nous en trouverons à Puyuhuapi, 200 kilomètres plus bas. Lorsque nous arrivons à la nuit dans ce petit village désert, nous interrogeons les rares passants qui se promènent dans l’obscurité. Une femme nous regarde, étonnée :

• Non, il y a longtemps que nous n’avons eu de l’essence. Il faut attendre…
• Combien d’heures ?
• Je ne sais pas… Demain… Après-demain… peut-être…

Il ne sert plus à rien de dire que nous sommes pressés, que nous avons une émission à enregistrer, que le Raid… je n’insiste plus… L’immensité du pays nous a progressivement gagnés et, pour la première fois, je me dis que nous ne serons pas au plateau vendredi prochain. Cela n’a pas d’importance… La Patagonie est un bel endroit pour se perdre.

Dans le petit bureau des carabiniers, nous allons de surprise en surprise. Visiblement l’homme qui a un télex entre les mains nous attendait. Le spectacle est étonnant. Ici, il n’y a pas d’essence, pas d’hôtel ni de route, mais ils savent tout de nous. Sous sa casquette verte, le militaire, impassible, vérifie l’état des troupes :

• El fotografo… Gauthier Fleuri ?… El mecanico… Denis Lajoye ? Et chacun de répondre présent à l’appel. M’ayant oublié il s’inter­roge soudain :
• Y donde esta el animador ?

Nous éclatons de rire tant la scène est irréelle. Puis vient la question à mille pesos :

• Où peut-on trouver de l’essence ?

Un peu surpris, le carabinier répond de son air impassible :

• Il n’y en a pas… Le camion-citerne qui doit nous ravitailler est bloqué par la neige à 200 kilomètres d’ici. Où couchez-vous ce soir ? Je vous tiendrai au courant.

Nous avons trouvé refuge chez l’habitant, dans la petite maison en bois bleu qui borde le coin de la rue. Très vite, une femme habillée d’un tablier noir nous a servi de réconfortantes assiettes de viande et de légumes. Les gamins se sont serrés dans l’embrasure de la porte et nous observent sans rien dire. D’ailleurs, nous ne disons rien, ou peu de chose. La vie s’abandonne dans nos membres fatigués. Seules les flammes des lampes à pétrole dansent sur nos visages éteints, en en soulignant les rides précoces. Dans un coin, un chien se chauffe contre le poêle qui ronronne ; sur le rebord de la fenêtre, de petites plantes en pots s’inventent des printemps imaginaires. La nuit rend notre solitude encore plus précieuse. Nous évoquons demain, après-demain, le retour aussi, avant de nous glisser dans des lits humides que la lune éclaire faiblement à travers les vitres gelées. A minuit, il fait soleil dans notre tête, et nous nous disons que le Chili est l’un des plus beaux pays que nous ayons traversés.