700 litres d’essence volatilisés…

Mercredi, 2 janvier 1985.

Dès six heures tout le monde est prêt. L’escorte nous abandonne pour aller voir si notre camion d’essence se trouve en ville. A midi seulement, elle réapparaît, sans le camion fantôme. Des coups à avaler un tube entier de valium ! Je suis excédé par ce pèlerinage ridicule, par cette progression interminable, orchestrée par un chef sans pouvoir, le fameux de Gaulle, encadrée par des militaires-zombies sans essence. A ce rythme, il n’y aura pas d’émission samedi prochain ! Le convoi part, mais s’arrête à la sortie de Berbera. Que cherche-t-on à votre avis ? Le camion et l’escorte qui ont disparu.

Kilomètre 1600: nous arrivons à Hargeisa. Dernière ville au nord de la Somalie. Jusqu’à la tombée de la nuit, réfugiés dans la cour d’un hôtel où se sont précipités les militaires et de Gaulle, nous attendons le camion qui n’est toujours pas là. Nos sept cents litres d’essence se sont volatilisés dans la nature. J’enrage ! Il n’y a plus qu’une solution : trouver du carburant pour rejoindre Djibouti sans attendre le camion. A l’unique station de la ville, je négocie cinquante litres par voiture. Je pense que le gérant doit avoir quelques réserves, malgré l’état de pénurie générale. J’ai beaucoup de mal à le convaincre. Tout y passe : le Raid, l’émission qui rassemble trente millions de téléspectateurs, l’image de marque de la Somalie, le tout arrosé d’autocollants et en prime, l’annonce de notre dernier audimat (indice d’écoute), chiffre qui a dû certainement l’intéresser.

Le chef me regarde, esquissant un rapide sourire. L’affaire est conclue, mais il faut faire vite, très vite, car les passants qui attendent de l’essence depuis plusieurs semaines n’apprécient pas ce manège. Des militaires bloquent les issues de la station, mitraillette au poing. L’atmosphère est très tendue. Nous sentons que le moindre faux geste pourrait entraîner une émeute. Et c’est derrière leurs canons braqués sur la foule que nous remplissons, un peu honteux, nos réservoirs.

La nuit est tombée. Lorsque nous revenons à l’hôtel… le camion est là. Il faut alors ouvrir toutes les citernes et évaluer avec un bout de bois l’état des stocks, car nous soupçonnons notre chauffeur d’avoir joué au Petit Poucet, tout au long des mille kilomètres de route. Additions, soustractions, conférence au sommet pour régler la facture.

Je cours à l’intérieur de l’hôtel pour rattraper de Gaulle et les militaires partis se coucher. Le monsieur aux lunettes rondes, cheveux bouclés, hurle:

  • Nous n’allons pas partir maintenant ! Il fait nuit !

Sans attendre, je lui réponds, furieux:

  • Si, nous partons tout de suite !

A vingt heures, le convoi se met en route dans la nuit. Devant nous quatre cents kilomètres de pistes difficiles, infernales. La preuve ? Elles ne sont pas indiquées sur la carte. Après cinq minutes de route, Benoît s’agite dans l’obscurité.

  • Ecoute, tu n’entends rien ?
  • Si, il y a un grondement.
  • C’est un bombardement !

Benoît n’a pas l’air rassuré par cette guerre qui a pris pour cible la caravane du Grand Raid. En fait ce sont des fusées éclairantes qui illuminent le ciel. Dans cette zone stratégique où le front n’est jamais loin, les militaires n’ont pas mis longtemps à nous repérer. Vingt kilomètres plus loin la Land de l’escorte tombe en panne. « C’est l’alternateur », dit le chauffeur. Jean-Pierre donne un coup de clef à molette, tandis qu’un militaire aux yeux doux me propose de la « salade », traduire par khât, la drogue nationale, et que de Gaulle (appartenant à une certaine police) me parle de l’Ogaden qui « est à nous et pas à eux ».

Très vite la terre fait place au sable. Un sable fin et mou. La piste devient difficile parce qu’elle est creusée à l’emplacement des roues et partagée en deux par un rail de sable mouvant. C’est à cheval sur ce dernier et le bas-côté que Benoît conduit. Si la voiture se met légèrement en travers c’est l’enlisement, ce qui se passe aussitôt après que l’idée nous en ait traversé l’esprit. Cette fois, de Gaulle s’énerve.

  • Vous ne savez même pas conduire !

Derrière ses lunettes épaisses, je devine une colère rentrée qui ne demandera qu’à exploser au moindre grain de sable dans la machine.

Jean-Pierre Coppens et René Raguenes réparent la voiture des Canadiens sous loeil des militaires somaliensLe grain nous attendait au kilomètre 65 : en voulant faire demi-tour dans un passage pierreux pour rejoindre ceux qui ne suivent plus depuis dix minutes, les Canadiens cassent leur embrayage. Ça sent le brûlé sous le capot bouillant au grand désespoir des équipiers.

Il fait très noir. Nous sommes dans un goulot d’étranglement, entre deux masses assez hautes, silencieuses. Au loin une lumière semble se rapprocher. C’est assez impressionnant. De Gaulle, qui décidément semble avoir perdu d’avance toutes les batailles et toutes les guerres, bondit hors de la voiture et vient m’injurier :

  • Voilà, tout ça c’est de votre faute ! Si nous étions partis demain matin, cela ne serait pas arrivé ! Nous allons tous nous faire descendre !

Et il mime un combattant tirant à la mitraillette en hurlant:

  • Tac-tac-tac-tac-tac !

En repartant vers la Land il s’arrête, se retourne et nous menace:

  • Ça m’est égal mais moi je vous lâche, je fais demi-tour et vous vous démerdez tous seuls !

Il n’est pas content. Il semble avoir peur. J’essaie de le ramener à la raison et de le convaincre que tout va s’arranger. C’est vrai, ce raid ne marche pas si mal depuis deux mois, non ? Dans le noir le plus obscur nous attendons la suite du convoi. Il faut ensuite tracter la voiture des Canadiens jusqu’au prochain hameau. Tandis que certains s’allongent sur des lits de nattes qui bordent la piste devant un « hôtel », Jean-Pierre et René, médaillés du travail, enfilent leur combinaison vers trois heures du matin.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".