Les 20 jours de Montlhéry

Le 1er octobre, vingt concurrents s’entassent dans la salle de réception du Centre de formation de la Prévention routière, à Montlhéry. Il pleut, le ciel est bas. Roger Bourgeon souhaite la bienvenue. Ambiance « badges » et dossiers d’inscription… Comme à la fac. Coups d’oeil, sourires complices ou gênés, questions maladroites qui tombent souvent mal, gestes gauches, paroles rares. Les loups ont de bonnes gueules, mais ils sont lâchés dans l’arène, sachant pertinem­ment que dans vingt jours un sur deux seulement prendra le volant pour la Terre de Feu. C’est grisant, fantastique et insupportable à la fois.

L’endroit est parfaitement « adapté » aux circonstances. L’anneau de vitesse pour briser le mur du son, les salles de conférences pour recevoir la bonne parole et les chambres individuelles… pour méditer, le ping-pong pour oublier et les murs tapissés de cartes pour y penser. Enfin, la pelouse pour… l’entraînement sportif !

Pendant trois semaines, nous nous sommes retirés dans ce « bun­ker », isolés des regards indiscrets, coupés du monde et de toutes relations pour être soumis à une formation spécialisée et à d’intenses expériences qui nous donnaient parfois l’allure de cobayes affolés.

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Les voitures étaient prêtes maintenant, alignées devant nos salles de cours, encore un peu secrètes… Seuls quelques journalistes furent admis dans ce centre de formation très spécial pour admirer les « monstres » et observer ceux qui se transformaient lentement en une nouvelle race, inconnue jusqu’à ce jour : la race des « raiders ». Le mot n’existe pas, inventons-le pour la cause !

D’un côté, les vingt candidats et les sept mécaniciens ; de l’autre, des professeurs, psychologue, réalisateur, producteur, avant-courriers, assistantes et secrétaires. Et puis, au milieu, une équipe-tampon : le photographe, le cameraman et moi, à la fois formateurs et formés puisque, nous aussi, nous devions prendre le volant.

Répartis en quatre groupes, nous avons entamé notre programme, sachant que dans un mois exactement, un avion nous arracherait de la France pour la Grande Aventure !

Chaque jour commençait à six heures du matin. De la fenêtre de ma chambre (plus grande que celle des raiders, mais c’est normal, car je suis le pion de service !), j’apercevais deux hommes en tenue de jogging : Michel Lefrançois et son adjoint, le sergent Allouche, œil de lynx, baskets brillantes ! Prêts pour la forme, pas pour les formes ! Tous deux faisaient partie du régiment de marche du Tchad et nous imposaient, après la séance de gymnastique, un bon petit cross de cinq kilomètres à travers les bois ! Une sélection, disons naturelle, dispersait au long des bosquets les fumeurs, les buveurs, les asthmatiques et les boiteux. Nous partions à vingt et revenions… en retard ! Entre une douche éclair et un café express, les groupes se formaient dès le retour.

Les premiers partaient avec Philippe ou Gérald Maissa, instructeurs de la Prévention routière, sur le circuit de Montlhéry. C’est là que j’ai senti pour la première fois la réalité de ce projet. J’avais du plaisir à caresser le volant de mes mains, à tester des pieds la course des pédales, à tendre l’oreille pour écouter le régime du moteur. Tout cela sentait bon l’aventure et les grands espaces ! Le look de la voiture me plaisait (merci Jean-Hugues !) : les arceaux de sécurité rembourrés, le gros réservoir de cent litres qui sentait déjà l’essence, le treuil qui sifflait de son bruit particulier. Derrière les pavés, la savane ; sous les feuilles jaunes, le bush ; après les pigeons, les autruches, et ce monde qui nous attendait et que nous allions dévorer pendant huit mois ! Le rêve ! Le rêve qu’on touchait enfin du doigt !

  • Ne t’emballe pas, Didier. Alors là, tu serres bien à gauche, le long de la ligne jaune; et tu sors de ton virage progressivement. O.K., allons-y !

J’avais le permis de conduire, mais je découvrais que je ne savais pas conduire. Avec Philippe, j’avalais les virages, avec Gérald, j’effaçais les courbes, le moteur ne souffrait plus et la route devenait au fil des jours un véritable plaisir. Devant leurs petites maisons style « Ile-de­France », les villageois regardaient ce curieux manège qui les avait pris pour cibles. Nous pataugions dans des gerbes de boue à leurs portes, dévalions des pentes détrempées au ras de leurs fenêtres et passions nos %-itesses au milieu de leurs salles à manger ! Plaisir éprouvé au même moment par les candidats. Seuls les Canadiens Robert et Francis, habitués aux boîtes automatiques, ont eu quelques difficultés avec les vitesses… tandis que le grand, l’immense Philippe Raymakers se demandait chaque matin comment faire entrer son gigantesque corps dans cette maison de poupée !

Les progrès étaient rapides, traduisant des envies brûlantes de partir très loin. Dans les gués artificiels, sur la tôle ondulée, dans les nids-de-poule, sur l’asphalte et dans les virages mouillés, les Visa commen­çaient à connaître des quarts d’heure difficiles. Cela sentait bon la comme et l’huile chaude !

  • Encore une série de virages, Francis ; et toi, Alexandre, recom­mence un freinage en ligne droite !

Les candidats s’observaient, s’appliquaient tout en plaisantant, donnant à l’ambiance un caractère faussement décontracté. Tout le monde savait que cette histoire finirait très mal. A l’autre extrémité du circuit, le groupe B faisait connaissance avec la curieuse expérience du professeur Richet. Un par un, les concurrents montaient dans sa voiture à l’intérieur de laquelle ils se trouvaient face à trois témoins lumineux : l’un à l’extrême gauche, le second devant, le troisième tout à fait à droite. Lorsqu’ils roulaient, un des témoins s’allumait et sonnait, de manière irrégulière, simulant un danger. Il fallait immédia­tement freiner*! Par ce test, le temps de réponse visuel et auditif était mesuré en centièmes de seconde. Le temps de réaction obtenu s’inscrivait sur un ordinateur auquel la voiture était reliée. Ensuite, les spécialistes établissaient la moyenne des réflexes. On appelle cela un « physiotest ». Sur d’invisibles carnets, toutes nos réactions étaient inscrites, codifiées, commentées ; et notées, pour façonner le « raider-type » de demain.

Le groupe C, lui, se rassemblait au premier étage, autour de notre réalisateur Jean-Michel Boussaguet. Un par un, les films de sélection des candidats ont été analysés, commentés — souvent à la baisse —, critiqués sans nuance et sans respect pour les « intellectuels de la quatrième génération » ! Jean-Michel essayait de communiquer sa passion de « l’œilleton » qui le « fait jouir » et lui avait rapporté bien des trophées pour ses images prises sur les cinq continents. Seuls les plans enregistrés par le Suisse Alain Margot l’avaient étonné : « Toi, tu es une sacrée pointure ! » lui avait dit « Jammy ». Il n’en avait pas fallu plus ce jour-là pour que les spéculations sur les chances de Margot embrasent en quelques secondes les couloirs conduisant de la cham­bre 1 à la chambre 20.

En guise de devoir, les concurrents devaient tourner un film en cinq plans, pour le lendemain matin ! Un exercice de style qui a sérieuse­ment perturbé la matière grise des cinéastes ! Chaque nuit, les couloirs si sinistres du centre se transformaient en studios et devenaient le théâtre d’histoires à dormir debout, dont l’épilogue se confondait souvent avec les premières lueurs de l’aube. On étranglait dans les salles de bains à grand renfort de ketchup, des ombres fantastiques dansaient sur les murs des caves, des poignards se découpaient cruellement sur les clartés blafardes de bougies ramollies, devant le regard éberlué du gardien, habitué depuis tant d’années au silence. Il devait se demander si Cinecitta ne venait pas d’ouvrir une succursale sous ses pieds et quel pouvait être le nom de cette troupe d’assassins en liberté. Quelle ambiance !

« Madame se meurt ! Madame est morte !… » Pour la troisième fois consécutive, le Canadien Robert Bourgoing venait de se mordre les moustaches en essayant d’articuler « à la française ». Fou rire général au sein du groupe D, animé par Roger Bourgeon ! C’est avec lui que, pendant des heures, les candidats ont appris comment respirer devant une caméra, comment écrire un texte sans faire de fautes, le lire, le présenter et surtout, comment improviser, en se sentant parfaitement à l’aise dans son corps et dans sa tête.

Quotidiennement, les groupes permutaient, chacun essayant de se sécuriser en posant des questions à ceux qui sortaient du A ou du B, fournissant en échange des informations sur la manière de réciter Bossuet ou de faire plaisir à « Monsieur Boussaguet ».

Au fil des jours et des soirées, l’ambiance devenait de plus en plus sympathique. Si l’on pouvait deviner des petites rivalités au sein d’une même équipe, par contre le groupe suisse apparaissait chaque jour plus uni. Aucune jalousie, un seul discours, jamais de critiques « dans le dos ». Une attitude soudée, complice, amicale, étonnante à voir dans de telles circonstances. Ailleurs, on s’observait mutuellement, parfois sans se faire de cadeaux.

Lorsqu’il était en forme, le patron du petit restaurant où nous mangions matin et soir sortait son bel accordéon. Il manquait toujours d’y coincer ses longues moustaches derrière lesquelles se cachait un air coquin. Dans une salle blanche de fumée, nous le poussions à jouer une fois encore le « Viva Espafia » qu’il rythmait de son pied martial devant nos troupes « d’élite » au repos. Pour quelques minutes, les angoisses des uns et des autres s’estompaient dans les airs nostalgiques de ce hussard mélomane qui prenait le Raid pour une course de vitesse et les sélections pour les fameux « trois jours » de l’armée. Une fois son show terminé, il passait dans les rangs et nous demandait, d’un ton royal .

  • Alors, la nourriture était bonne ?

Notre « oui » massif le rassurait. Il nous administrait ensuite un « bonsoir » énergique et nous repartions alors vers la salle de confé­rences.

L’avant-courrier Pierre Godde n’avait pas mâché ses mots, ce soir-là. Il revenait de son repérage en Somalie et présentait un tableau plutôt sombre de ce qu’il avait vécu, histoire de détecter les âmes sensibles et les « aventuriers bidon ».

  • Je vous préviens, ce qui nous attend dans la corne de l’Afrique sera très dur ! Il est probable que nous passions en Somalie. Nous aurons là-bas d’énormes problèmes : l’essence manque, nous nous déplacerons sans doute avec une escorte militaire, car le pays est en guerre, les pistes de sable sont infernales! Il y a notamment un passage redoutable entre Hargeisa, au nord, et Djibouti. 450 kilomètres d’enfer ! D’ailleurs, aucun tracé ne figure sur la carte. La chaleur est terrible : il faudra manger du sel pour éviter la déshydratation et dormir sur les toits des voitures, à cause des scorpions !…

Au fur et à mesure qu’il décrivait ce retour vers l’enfer, Pierre montrait des diapositives de plus en plus belles. J’ai observé ce soir-là, dans la serai-obscurité, vingt paires d’yeux écarquillés qui ne voyaient ni le sable, ni les guerriers, ni les scorpions, mais s’échappaient par les lucarnes dorées de ces bâtisses orientales, vers des horizons intacts. Des yeux que rien ne pourrait fermer.

Lorsque nous n’étions pas dans un des quatre groupes, nous allions assister à des cours « annexes ». Celui d’Annie Dulac, par exemple, spécialiste des maladies tropicales. Pendant de longues heures, elle nous enseignait les bases élémentaires du secourisme, puisque aucun docteur ne nous suivrait pendant huit mois. L’art et la manière de faire un garrot en cas de morsure de serpent ou comment allonger un blessé sur le sol. Après la pratique, la théorie fut accueillie avec des sourires discrets par les mauvais élèves revenus de tout même s’ils n’étaient jamais partis.

  • Ne vous baignez pas en eau trouble, n’utilisez que de l’eau bouillie, salez vos aliments pour éviter la déshydratation.

Il y eut aussi les assureurs et les représentants du C.N.E.S. de Toulouse pour nous apprendre le fonctionnement de la balise SAR­SAT. Un candidat, toujours anxieux, avait demandé :

  • Mais si nous faisons un tonneau et que les deux coéquipiers meurent, qui déclenchera la balise ?

Fou rire général qui trahissait les inquiétudes grandissantes des équipages, alors que nous approchions de la date fatidique du 20 octobre.

J’allais oublier sans doute le plus important. Dans un projet de cette dimension, nous pouvions avoir des données plus ou moins rationnelles nous permettant d’évaluer les riques « techniques » encourus : la résistance des caméras, la puissance des voitures, la qualité des liaisons téléphoniques.

Rien, par contre, ne nous permettait de dire si tel ou tel candidat pourrait cohabiter avec tel autre pendant huit mois, dans une petite voiture, sous la tente, dans la neige ou la chaleur, toujours dans des conditions difficiles et précaires. La dimension humaine de ce projet était, en fait, la grande inconnue et nous échappait complètement.

Nous avons appelé à notre secours un homme exceptionnel, pédago­gue et psychologue : Antoine de La Garanderie, dont la redoutable tâche a été de tester les capacités « matrimoniales » des futurs « époux » que nous allions marier pour huit mois. Une véritable radiographie ! Il était enfermé dans une petite salle, face à quatre concurrents, et tentait d’en sonder les âmes rebelles à longueur de journée.

Pour Antoine, les candidats allaient faire la connaissance de nou­veaux pays, de nouvelles civilisations ; mais ce qu’ils allaient découvrir avant tout, c’était l’esprit d’équipe et d’entraide. Il fallait leur expliquer qu’on pouvait être fondamentalement différent et pourtant s’entendre, à condition de connaître ses propres défauts, ceux de l’autre et de les accepter. Différents, mais complémentaires : « Un homme averti en vaut deux et deux hommes avertis font un homme ! » Ainsi avait parlé Antoine devant l’assemblée des justes.

 

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".