Dimanche, 9 juin
J’ai perdu le contact avec Paris. Nous sommes seuls, sans rendez-vous précis pour notre dernière émission. Punta Arenas, Ushuaia, Puerto Williams ? Est-ce bien important ? Il faut encore descendre au sud du sud. Ce continent doit bien finir quelque part. Au petit cocktail organisé par les responsables de l’ Automobile-club argentin, on nous regarde curieusement. Nous parlons du Raid à l’imparfait, nous parlons des pays avec le regard plein de ceux qui ont vu le monde et ne s’en effraient pas. « L’Inde, vraiment étonnante » ; « L’accident de Serge en Somalie : j’ai eu peur » ; « La Chine ? Une autre planète » ; « L’altiplano, superbe mais très dur » ; « La Patagonie, le clou du spectacle, le morceau de bravoure pour les voitures ! »
Enfin, presque. Il en reste quatre : celle des Suisses, de Télé-Monte Carlo , les deux voitures de production et le camion. Au ralenti, nous allons les conduire jusqu’à Rio Gallegos, puis Punta Arenas, enfin Puerto Williams si nous trouvons un bateau. Ce sont nos derniers kilomètres ; les plus étranges, les plus prenants. Guy et moi ne parlons plus, devant le paysage devenu désertique. Nous partons pour notre dernière balade avec le goût amer des choses qui finissent et la fausse retenue à les évoquer.
Pour notre dernière étape, les dieux ont déroulé un tapis de givre blanc sous nos pieds. L’Estepa jaune et gris n’offre que l’horizon comme point de repère. Seulement traversée par des rafales de vent, parsemée de moutons tranquilles, torturée de bosquets secs et rampants, d’herbe dure, de chardons, de buissons piquants. Sur une surface grande comme deux fois celle de la France, 400 000 personnes vivent dans cette désolation qui avait fait dire à Darwin : « Sur cette terre, s’étend la malédiction de la stérilité. »
A gauche, le détroit de Magellan s’étire au pied des falaises, bleu sous le ciel gris et blanc, encombré de carcasses échouées qui lui donnent l’allure d’un monstre au repos. C’est lui qui, lors d’une escale à San Julian en 1520, avait baptisé les Indiens « Patagons ». En débarquant ici, il paraît que les membres de son expédition avaient rencontré un homme à la taille gigantesque, dont ils arrivaient à la ceinture. Magellan, très impressionné, le surnomma Patagon, ce qui signifie « pattes d’ours ».
Enfin, un panneau nous indique les cent derniers kilomètres. Cent kilomètres ! Quand on en a parcouru 44 900 !
D’Argentine, nous passons une dernière fois au Chili. Dans la petite guérite qui borde la route, le carabinier décortique mon passeport, appelle le Q.G. de Punta Arenas pour les prévenir de notre arrivée. Quand il me demande s’il s’agit bien du rallye « Le Cap-Terre de Feu », je souris d’abord parce que l’information est parvenue jusqu’ici, puis en éprouve un certain malaise. La Terre de Feu, nous y sommes. Nous touchons ce à quoi nous avons rêvé pendant deux bonnes années.
Punta Arenas, c’est le bout de la terre. A flanc de collines, les petites maisons s’étalent sous leurs toits de tôles colorées, dévalant vers la mer qui s’infiltre dans le détroit. Le soleil s’est mis à jouer avec le gris et le bleu du ciel. C’est la tourmente des couleurs pour réchauffer l’exil et la solitude. Les rues sont parsemées de monuments anglais, parce que, avant l’ouverture du canal de Panamà, en 1914, la voie maritime la plus courte entre New York et San Francisco passait par Punta Arenas. Nous sommes loin de tout. Aucune route, aucune voie ferrée pour aller à Santiago, juste l’avion, cher et aléatoire. Cette ville me plaît beaucoup parce qu’elle a l’allure simple de ces coins oubliés qui vivent à l’écart du feu de la planète. Ici, les gens marchent silencieusement, comme s’ils étaient jaloux de leur tranquillité perdue.
Je viens d’avoir Jean-Hugues Noël, Roger Bourgeon, Patrick Croix au téléphone. Les relations étaient mauvaises, pas seulement à cause de la distance… Ils nous reprochent de ne plus avoir donné de nouvelles, de vouloir aller encore plus loin au lieu de rester ici, de ne pas avoir récupéré les candidats au glacier argentin, ni retrouvé Pierre Balian. Le décalage s’amplifie. J’ai l’impression qu’ils ne comprennent pas que nous sommes au bout du monde, qu’ici les routes traversent des déserts et dispersent les équipages, que nous n’avons pas le réseau téléphoni que des carabiniers chiliens, que la Patagonie n’est pas un désert de salon. J’ai l’impression qu’ils ne comprennent pas l’appel des terres extrêmes, lorsque la route se prolonge par la mer et la mer par la route.
Lorsque la fin ne veut pas venir et que l’esprit se prend au piège des conquêtes parfaites. Est-ce notre faute si nous avons appris qu’après Punta Arenas, il y avait une autre ville plus au sud appelée Puerto Williams ? Est-ce ridicule de vouloir toucher le village le plus austral du monde, est-ce exagéré de vouloir remplir notre contrat jusqu’au dernier caillou, dans la furie des quarantièmes rugissants et le délire des aurores tourmentées ?
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